« L’intelligence humaine n’est pas le maximum de l’intelligence dans l’univers : il est très probable que l’IA dépasse l’intelligence humaine. »

Laurent Alexandre est le co-fondateur d’une des plateformes les plus utilisées de France : Doctissimo. Mais ce n’est pas en cette qualité que nous avons voulu l’interroger. Haut-fonctionnaire et chirurgien-urologue de formation, il exprime depuis de nombreuses années des positions fortes et affirmées sur les questions de transhumanisme ou d’intelligence artificielle, et sur toutes ces révolutions technologiques qui pourraient demain révolutionner l’espèce humaine. Propos recueillis par Bartolomé Lenoir.

Une Certaine Idée (UCI) : Pourquoi le sujet de l’intelligence artificielle (IA) vous intéresse-t-il ?
Laurent Alexandre (LA)  : Le sujet de l’IA me fascine parce qu’il est en train de créer une révolution
civilisationnelle même si la société civile et les politiciens n’en ont pas conscience.


UCI : Que cela va-t-il engendrer d’après vous ? Quels sont les impacts prioritaires de l’IA ?
LA : C’est aujourd’hui impossible à imaginer. Avoir une production infinie d’intelligence gratuite change la totalité des rapports sociaux et politiques. Les conséquences vont se faire sentir dans les décennies et les siècles qui viennent et, la seule certitude, c’est que l’impact est impossible à déterminer et que l’imprévisibilité est massive. Il est d’ailleurs très intéressant de constater que parmi les trois fondateurs des réseaux de neurones profonds, qui sont à l’origine de l’ensemble des technologies d’intelligence artificielle dites connexionnistes, dont ChatGPT, sont en désaccord profond sur les conséquences de ChatGPT. Yann Le Cun a dit que l’arrivée d’une IA supérieure à l’intelligence humaine est une certitude mais qu’il ne craint pas qu’elle soit dangereuse, tandis que Yoshua Bengio et Geoffrey Hinton sont beaucoup plus inquiets. Hinton n’exclut pas que l’IA puisse « exterminer » l’Humanité et Bengio est très inquiet de l’accélération actuelle : c’est la raison pour laquelle il a signé la demande de moratoire international au motif que les LLM ou « modèles de langage de grandes tailles » (en anglais LLM pour « large langage models) représentaient un danger majeur pour l’Humanité. Parmi les trois meilleurs spécialistes mondiaux du sujet, parmi les pères de l’IA moderne, il n’y a donc aucun accord sur les conséquences pour l’Humanité.


UCI : Nous sommes donc, selon vous, dans le flou le plus complet : est-il possible que l’IA nous embarque dans de mauvaises destinées ? Je rappelle que vous êtes partisan de continuer le développement de l’IA, contrairement à l’Italie par exemple.
LA : Je fais partie des gens qui mettent la géopolitique au premier plan. Nous avons compris, avec l’affaire ukrainienne, que la vision « bisounours/enfantine » de l’Europe ne fonctionne pas. Nous sommes dans des rapports de force. Nous sommes dans un marigot avec des crocodiles très méchants et, dans ce contexte, il faut bien voir que la source de tous les pouvoirs va être l’IA. Pour des raisons géopolitiques, je pense donc qu’il n’est pas possible que l’Europe freine, sauf à vouloir que nos petits-enfants aient mandarin première langue et français langue régionale.


UCI : Il y aurait donc un risque très élevé, même sans savoir où l’IA va nous mener ?
LA : Le risque géopolitique est absolument immense et les pays qui ne seront pas leaders en matière d’IA vont être dépassés assez rapidement dans les années qui viennent.


UCI : Estimez-vous que nous sommes obligés de nous plonger complètement dans l’IA ou peut-on mettre des garde-fous ? Existe-t-il une voie centrale en fin de compte ?
LA : Ma conviction c’est que nous n’avons pas le choix. C’est-à-dire que les rapports de force géopolitiques sont en train de se redessiner à une vitesse que les politiciens sous-estiment. Les conséquences en cascade sont absolument énormes. Que vont devenir les gens moins intelligents que GPT5 ou GPT6 ? Comment transformer l’école d’un artisanat archaïque en une industrie high-tech augmentant les capacités cognitives des enfants pour que tout le monde soit au moins égal à GPT6 ou à GPT7 ? On peut multiplier les défis qui sont immenses et inédits à l’heure de l’IA. Je ne crois pas que nous puissions faire notre « chochotte ». Je crois que la société française n’a pas compris ce qui se passait. Ceux qui sont opposés aux nouvelles technologies et à l’IA n’ont pas non plus compris ce qui allait advenir et le caractère inéluctable de ces avancées. Ces technologies-là vont rendre caduque le paradigme de la décroissance. Nous rentrons dans une phase d’hypercroissance, d’hypertechnologie, d’hyperscience, d’hyperchangement avec des bouleversements profonds. Les techno-réactionnaires et tous ceux qui s’opposent à toutes les évolutions et à l’arrivée d’une révolution technologique comme ChatGPT font face à d’incroyables contradictions qu’ils ne peuvent pas résoudre.


UCI : La peur principale et le rejet de l’IA viennent souvent d’une crainte de voir le monde « réel », terrestre, naturel, happé par un monde numérique. Que répondez-vous à ça ?
LA : Ils n’ont pas tort. Nous sommes entrés dans une phase d’hybridation avec la machine. Elle a commencé avec le développement du réseau Internet, les smartphones et les réseaux sociaux, et elle va s’accélérer. Nous allons avoir des assistants extraordinairement intelligents avec les successeurs de GPT 4. C’est un choc anthropologique traumatisant pour ma génération. Les objectifs de l’humanité sont en train de changer radicalement à l’initiative de la Silicon Valley.


UCI : Ce saut technologique n’induit-il pas aussi un « progressisme sociétal » sur tous les plans ?
LA : Je pense que cela va permettre des réalisations biotechnologiques angoissantes pour les conservateurs. L’IA rend possible le fantasme transhumaniste d’une maitrise complète par l’Homme de sa propre nature et l’Homme 2.0 n’est pas un slogan : c’est en train de devenir une réalité.


UCI : Récemment, mille personnes influentes ont signé une tribune pour freiner le
développement de l’IA. Est-il envisageable qu’un accord mondial restreigne, dans des limites
dont l’Humanité ne pourrait pas accepter la transgression, le développement de l’IA et ses
conséquences ?

LA : Nous sommes en plein fantasme. Depuis que le moratoire a été proposé par Elon Musk, Amazon vient d’annoncer des investissements massifs dans l’IA et Elon Musk lui-même vient de créer une société concurrente de ChatGPT/Open AI pour faire GPT4 en beaucoup plus puissant.


UCI : Un accord mondial d’initiative politique n’est-il pas possible ?
LA : Ce qui va être très difficile, et ce que les politiciens n’ont pas compris, c’est que les leaders de l’IA vont faire miroiter le fait que l’IA forte est capable de tuer la mort relativement rapidement. Sam Altman, le fondateur de ChatGPT, vient d’investir beaucoup d’argent dans la mort de la mort. Les gens de Google ne veulent pas mourir. Beaucoup des leaders de la Silicon Valley veulent tuer la mort et l’IA est la seule façon raisonnable, selon eux, de nous rendre immortels en comprenant mieux la biologie du vieillissement. Comme le dit Zoltan Istvan, un des penseurs du transhumanisme américain, il va y avoir une opposition entre les gens qui vont penser qu’il n’est pas raisonnable d’aller vers des IA fortes rapidement et ceux qui ne veulent pas mourir et qui savent que seule la superintelligence peut les protéger de la mort. Quand ce débat va être sur la table et que les gens vont comprendre que la superintelligence peut tuer Alzheimer et peut tuer la mort, beaucoup de conservateurs vont finalement devenir bioprogressistes.


UCI : Mais est-ce que ça n’est pas un peu la tour de Babel des temps modernes tout de même ? Je ne connais personne qui veuille mourir mais personne non plus qui veuille vivre éternellement.
LA : Mais parce que vous êtes jeune. Quand vous serez à la veille de l’Alzheimer, vous changerez d’avis. À 30 ans, la mort de la mort, c’est un slogan. À 65 ans, c’est une urgence. Je pense que dans deux siècles, on s’amusera du monde de 2023 qui se résignait à l’Alzheimer et à la mort. Ces questions sembleront complètement ridicules à la société d’après la mort de la mort. Je pense même que ça semblera complètement archaïque ! Et que ça étonnera autant que de savoir que sous Louis XIV, 40 % des enfants mourraient avant 5 ans. Personnellement je ne connais personne qui veuille mourir et avec l’augmentation assez rapide du nombre d’athées en France, cette peur de la mort ne va faire qu’augmenter.


UCI : Le prochain GPT 4.5 arrive en septembre : où en est-on actuellement ? Que peut-il se passer concrètement d’ici deux ans dans la mesure où l’on note une accélération très nette ?
LA : Il y a eu un véritable fossé entre GPT3.5 et GPT4 en seulement 103 jours. Nous sommes probablement pour quelques années dans cette phase d’explosion, à l’orée des intelligences artificielles générales. Nous sommes entrés dans une phase bouleversante sur le plan philosophique et politique, et je ne crois pas qu’il y ait un plafond de verre dans les cinq prochaines années. Nous allons, sans interruption, vers l’IA générale. Et comme beaucoup de gens l’ont récemment expliqué, il n’y a aucune raison que l’IA s’arrête au niveau de l’intelligence humaine. L’intelligence humaine n’est pas le maximum de l’intelligence dans l’univers : il est très probable que, dans les dix années qui viennent, l’IA dépasse l’intelligence humaine, ce qui va relancer le débat sur les technologies de type Neuralink.


UCI : On évoque l’IA comme une réponse aux déserts médicaux, en estimant que ChatGPT pourrait transmettre des prescriptions médicales. Est-ce envisageable ?
LA : En tant que médecin, je pense qu’il y a urgence pour ma profession à réfléchir à l’impact de GPT5 sur notre métier. Je ne crois pas à la disparition des médecins. En revanche je pense qu’il y a le « feu au lac » et qu’il faut que nous intégrions très vite le futur GPT5 dans notre réflexion sur l’avenir de notre métier.


UCI : Sait-on ce que va donner le prochain GPT ?
LA : On ne connaît pas encore les spécifications de GPT5. Il est possible que Sam Altman décide de faire plusieurs versions de GPT4 comme il l’a annoncé dernièrement. Je ne suis pas sûr qu’on aura un GPT5 d’ici la fin d’année. En revanche, nous sommes certains que les dizaines de milliards de dollars qui sont en train d’être investies pour rattraper OpenAI vont conduire à une accélération de l’émergence de l’IA générale.


UCI : Y a-t-il un dernier sujet que vous voudriez soulever ? Votre ouvrage ?
LA : Le point que je développe dans mon nouveau livre La guerre des intelligences à l’heure de Chat GPT, c’est le problème politique. Si nous ne réfléchissons pas sérieusement à ce que l’on fait des gens moins intelligents que GPT5, nous allons avoir de vraies révolutions politiques, nous aurons les Gilets Jaunes au cube ! Or, il n’y a aucune prise de conscience du ministère de l’Éducation nationale sur les processus en cours. La tornade ChatGPT est dangereusement sous-estimée. Je suis inquiet du déni dans les sphères de la formation professionnelle et de l’éducation. Je pense qu’il est vraiment urgent que les politiciens s’emparent du sujet.

Press ESC to close

%d blogueurs aiment cette page :