« La politisation à outrance du corps de la magistrature constitue un dévoiement inquiétant de sa mission. » Jean-Claude Magendie

Magistrat honoraire, Jean-Claude Magendie a accompli une carrière de premier plan au sein de la Justice français, ayant notamment été président du tribunal de grande instance de Paris (de 2000 à 2007) et Premier président de la Cour d’appel de Paris (de 2007 à 2010). Il tire de sa riche expérience et d’une réflexion exigeante une vision du système judiciaire français qu’il a bien voulu partager avec nous. Propos recueillis par Maxime Michelet.

Une Certaine Idée (UCI) : Dans un article que vous avez écrit dans la revue Commentaire récemment (n°180), vous citez le duc de Saint-Simon qui affirmait : « La robe ose tout, usurpe tout, domine tout. » Est-ce que vous reprendriez ces mots à votre compte en regard de la situation actuelle ?

Jean-Claude Magendie (JCM) : La question finit – hélas ! – par se poser. Cette citation nous rappelle combien nous connaissons mal l’histoire de la Justice, et je suis très étonné qu’elle soit si peu enseignée aux magistrats. Le passé ne se répète jamais mais on peut en tirer des leçons ou identifier des constantes. La fin de l’Ancien Régime a été dominée par la lutte entre la magistrature et le Pouvoir royal, ce qui fut une des causes de la chute de ce dernier. Faute de se réformer et de ressaisir ses prérogatives régaliennes fondamentales, le Pouvoir royal s’est retrouvé paralysé.

La situation actuelle ne manque pas de ressemblances avec la fin de l’Ancien Régime. Une partie de la magistrature, minoritaire mais agissante, s’est engagée avec méthode dans une lutte contre le pouvoir politique ; une de ses forces reposant dans ses capacités de relais, parfois politique mais surtout médiatique, la presse considérant le combat de ces juges comme un combat pour la justice sociale et politique.

UCI : Dans un communiqué du 20 mars, le Syndicat de la Magistrature (SM) s’est indigné de « la répression du mouvement social », parlant même de « violence d’État ». Est-ce là la trace de ce contre-pouvoir judiciaire en lutte avec le pouvoir politique que vous évoquez ?

JCM : Je suis étonné que de tels communiqués n’aient pas suscité davantage de réactions car, par cette prise de position, le SM rompt avec la neutralité attendue des magistrats et abîme la confiance dans l’institution judiciaire.

Il n’y a pas de procès équitable sans juge indépendant et impartial. L’indépendance leur est acquise, mais on oublie souvent leur devoir d’impartialité, consubstantielle à leur fonction. Il ne faut pas que le justiciable puisse considérer son juge comme pouvant être de parti-pris. Un magistrat est libre de ses opinions, comme tout citoyen, mais il est astreint publiquement – et dans sa fonction – à un devoir de neutralité et de réserve.

UCI : Autre illustration récente, le 25 avril, une magistrate, affiliée au Syndicat de la Magistrature, a provoqué la suspension de l’opération Wuambushu à Mayotte, plongeant l’État dans un imbroglio diplomatique et judiciaire. Une semaine auparavant, le SM annonçait dans un mail envoyé à tous les magistrats qu’il ne serait pas “la caution de violations des droits humains”. Que cela vous inspire-t-il ?

JCM : Rappelons en effet que, dès le 6 juin 2018, la section mahoraise du SM avait demandé à la Préfecture de Mayotte (sic !) « l’arrêt immédiat de la politique d’interpellation des personnes étrangères en situation irrégulière », il dénonçait « une instrumentalisation de l’Institution judiciaire par les autorités de l’État ». Le 23 février 2023, la même section régionale se référait à l’opération de lutte contre l’immigration illégale, révélée par le Canard enchaîné, qui était annoncée à Mayotte et dénonçait « un amalgame entre immigration et délinquance ainsi que l’instrumentalisation dont fait l’objet l’Institution judiciaire qui se retrouve mise au service d’une politique pénale décidée par le Ministère de l’intérieur » ; elle en appelait « au rassemblement de l’union des forces humanistes et progressistes qui pense que l’amélioration collective du vivre ensemble ne peut passer par la restriction des libertés individuelles ».

La suspension de l’opération Wuambushu illustre de façon presque caricaturale les dangers d’un syndicalisme judiciaire militant, idéologique, violant l’obligation de neutralité de la justice alors que le principe d’égalité devant la justice implique que tout citoyen ait la certitude que son litige sera soumis à un juge neutre et impartial n’ayant pas d’opinion préconçue.

Alors que l’impartialité subjective exige du juge l’absence de préjugé en renvoyant à ce qu’il pense en son for intérieur, l’impartialité objective impose au juge de ne pas faillir dans l’apparence qu’il donne de son absence de préjugé. Au regard de ces notions, chacun pourra apprécier si le juge au cœur de la polémique, du fait de son appartenance au SM, et des positions de principe préalablement exprimées par celui-ci, se trouvait dans la situation d’impartialité requise.

UCI : Quel rôle cette politisation joue-t-elle selon vous dans la défiance grandissante des citoyens vis-à-vis de la Justice ?

JCM : Cela contribue à accentuer en effet l’absence grandissante de confiance dans l’institution. Mais les citoyens s’y intéressent peu et ne perçoivent pas les dangers de cette politisation. Tout simplement car ils comprennent mal le fonctionnement de la Justice. Mais, au sein des élites et de la classe politique, cette situation devrait être une grande source d’inquiétude et de suspicion.

UCI : Quel regard portez-vous sur les suites qui ont été données à l’affaire du « Mur des Cons » ?

JCM : Plutôt sur les suites qui n’ont pas été données. Ce « Mur des Cons » était pourtant un véritable scandale. Au-delà de la violation du droit de réserve, et des attaques contre d’autres magistrats ou des responsables politiques, on rappellera que figuraient sur ce mur des parents de victimes. C’était absolument abject.

La Justice est habituellement assez lente : ce fut en l’espèce un concours de tortues… pour accoucher d’une décision insignifiante. La ministre de l’époque considéra qu’il s’agissait de simples gamineries : belles gamineries tout de même ! Et des gamineries qui sont de nature à donner une image très négative de l’institution judiciaire. Il aura fallu plusieurs années pour que cette affaire soit audiencée, et tout s’est terminé par une peine d’amende avec sursis. Autant dire pas grand-chose. À ce compte-là, cela aurait eu plus de panache de classer l’affaire.

UCI : Comment expliquez-vous cet affaiblissement de l’État face à ceux qui défient son autorité si ouvertement ?

JCM : L’État a perdu sa capacité à démontrer qu’il est le représentant légitime de l’intérêt général. Au contraire, l’État semble avoir mauvaise conscience, comme s’il était uniquement un objet de suspicion et d’oppression. Pour se racheter bonne conscience, il lâche du lest de toutes parts. Et, en bout de course, l’État se dépossède lui-même au profit de corps qui se considèrent comme légitimes pour agir à sa place et au nom de principes supérieurs.

UCI : L’indépendance de la Justice nuirait-elle in fine à la puissance de l’État ?

JCM : Le juge doit être indépendant et impartial, ce sont les conditions fondamentales du procès équitable, je l’ai dit. Mais la question de l’indépendance, indiscutable pour les magistrats du siège, se pose différemment pour les magistrats du parquet. Car le parquet est au service de l’État et lui permet d’appliquer sa politique pénale. Un parquet indépendant, c’est un État impuissant et un parquet irresponsable. Les réformes qui s’annoncent vont hélas, dans le sens de cette indépendance et, demain, l’État pourrait regarder le maintien de l’ordre public se faire sans lui. En période de troubles importants, ces parquetiers, sur le modèle italien, seraient balayés. Imaginez un procureur seul, sans l’État derrière lui, face à des débordements considérables : il n’existe plus, faute d’assise suffisante. Et surtout la politique de maintien de l’ordre est définie par des dirigeants politiques qui en assument la responsabilité. Avec un parquet indépendant, les citoyens demanderont des comptes à un État qui n’a plus les outils pour faire appliquer sa politique, et ceux qui la  définiront  seront des magistrats irresponsables.

UCI : Le parquet devrait donc être totalement dépendant de l’État ?

JCM : Dépendant quant à la politique menée, recevant des instructions claires et transparentes, mais indépendant fonctionnellement. C’est le modèle allemand : en Allemagne, le parquet ne fait pas partie de la magistrature et ne dispose pas d’un statut semblable aux juges. Ce sont des hauts-fonctionnaires, mais indépendants dans leur fonction de poursuite. Le Conseil d’État, dont personne ne conteste l’indépendance, n’est-il pas constitué de hauts-fonctionnaires ?

Une fusion entre siège et parquet serait extrêmement dangereuse. L’accusation, portée par le Ministère Public, doit être soutenue et menée avec conviction permettant ainsi au juge le juge, neutre et impartial, de se situer à égale distance d’une accusation soutenue sans réserve et d’une défense pleinement libre. La confusion résultant de l’unicité du corps judiciaire mène d’ores et déjà à des situations peu compréhensibles . C’est ainsi qu’ un Procureur général ayant fait appel d’une décision d’une cour d’assises considérée par lui comme trop clémente, , l’avocat général soutenant l’accusation  en appel, peut demander une peine moindre que celle pour laquelle l’appel a été interjeté.

UCI : Quel regard portez-vous sur les affrontements qui existent actuellement entre le parquet et la chancellerie ?

JCM : C’est l’exemple caricatural d’un État démuni face à la confusion des genres. La logique hiérarchique n’est plus respectée et nous sommes quasiment dans une situation d’anarchie, où chacun fait selon ses propres principes. Le Syndicat de la Magistrature s’autorise même à diffuser des contre-circulaires dans les juridictions en réponse aux circulaires du ministère.

Et la situation s’aggrave avec la création du Défenseur des droits, qui devient une sorte de garde des Sceaux alternatif, qui se mêle de  la façon dont l’ordre public est assumé, qui s’invite aux manifestations, se tient au côté des préfets. Il est à craindre que le système ainsi mis en place  soit illisible.

UCI : Pourtant ces institutions ne sont-elles pas mises en place pour réconcilier le citoyen avec l’État ?

JCM : On peut comprendre, en effet, l’intérêt d’un intermédiaire entre l’administration et le citoyen. Mais tout ce que nous récoltons ici c’est davantage de confusion. L’État a déjà ses agents, le Parquet notamment, qu’il s’en ressaisisse plutôt que d’en inventer d’autres. L’État doit avoir des agents clairement identifiés et responsables devant lui, menant une politique clairement déterminée, poursuivant des missions assumées. La confusion et la complexification ne font qu’aviver la défiance.

Le rapport de proximité entre l’État et le citoyen doit se penser autrement dans la justice. Il est consternant d’imaginer que ce qui marchait le mieux , à savoir la justice d’instance, proche des citoyens, facilement accessible, répondant de manière adaptée et rapide aux contentieux du quotidien, aient été fondus au sein des tribunaux judiciaires, successeurs des tribunaux de grande instance.

UCI : Tout cet abandon par l’État de la Justice n’est-il pas principalement une question de moyens ?

JCM : L’État aurait dû, de longue date, anticiper la montée en puissance de la régulation juridique de la société et allouer à la justice les moyens en conséquence. Mais le seul angle des moyens manque de vision générale. Aujourd’hui, nous avons une forte augmentation des crédits alloués à l’institution judiciaire : à mes yeux, cela ne servira à rien.

À partir du moment où les structures judiciaires sont obsolètes, vous pouvez donner tout l’argent que vous voulez, cela ne marchera pas. Il fallait d’abord refonder la justice en prenant en compte sa diversité : une justice de proximité, du quotidien, d’abord, une justice spécialisée dans des contentieux lourds et complexes ensuite. Il fallait revoir le fonctionnement, le nombre et le rôle des cours d’appel, disposer de pôles très spécialisés et des juges formés en conséquence. On ne s’est pas donné cette ambition et je crains que les crédits, indispensables pour être à la hauteur des grands pays démocratiques, ne se révèlent – dans ce cadre – inutiles.

UCI : Vous avez écrit en 2012 un ouvrage intitulé Les Sept Péchés Capitaux de la Justice. Si vous ne deviez, aujourd’hui, ne retenir qu’un seul péché capital, lequel serait-il ?

JCM : Le manque de crédibilité, à travers tout un prisme. La Justice n’est plus crédible quant à son impartialité, elle n’est plus crédible car elle est paupérisée et manque de moyens, et elle n’est plus crédible car la formation dispensée aux magistrats est insuffisante. Plus grave encore, cette formation prend place dans une école où il se dit que les enseignants sont trop souvent recrutés , plus exactement cooptés en considération de leur appartenance syndicale. L’ENM devrait être celle ou la tolérance , le pluralisme et le goût de l’impartialité se forgent.

UCI : Au sein de la grande carrière judiciaire qui a été la vôtre, pourriez-vous identifier un moment particulier où vous avez eu pleinement conscience du poids de cette charge régalienne et des menaces qui pèsent sur elle ?

JCM : Il s’agit naturellement de certains procès. Et je pense en particulier au procès des caricatures de Mahomet que j’ai présidé. J’y ai vu l’irruption, dans l’enceinte judiciaire, des grandes luttes en cours au sein de la société. Quant aux menaces, ce fut une expérience continuelle et un combat permanent contre le dévoiement de la fonction judiciaire.

Et je veux rendre hommage à la grande majorité des membres du corps judiciaire. La pauvreté avec laquelle l’État s’est investi dans la Justice a nourri la révolte de certains et le désintéressement de beaucoup. Le corps des magistrats est pourtant un corps essentiel de l’État : il est aujourd’hui en grande souffrance.

La politisation à outrance du corps de la magistrature constitue un dévoiement inquiétant de sa mission, elle en trahit l’essence même, l’empêchant de répondre aux nombreux défis qu’il lui faut relever. Le combat politique non seulement légitime en démocratie, mais indispensable, ne peut être mené à l’abri de la toge. La justice doit se consacrer  à la défense de l’État de droit ,  à celle  des institutions,  elle ne saurait  être l’outil d’une transformation révolutionnaire de la société  sauf, pour des juges, à trahir leur serment de loyauté.

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