
Antoine de Gabrielli est expert en égalité professionnelle entre hommes et femmes. Il a co-fondé Companieros, cabinet spécialisé sur la question du sens au travail et créé en 2011 l’association Mercredi-c-papa. Il est auteur de nombreux articles et conférencier, il a été membre de la commission égalité professionnelle au Medef et interlocuteur régulier des pouvoirs publics sur les questions d’égalité entre hommes et femmes.
Une Certaine Idée (UCI) : On entend souvent parler du plafond de verre que les femmes rencontrent sur le chemin des postes à responsabilité. Vous parlez quant à vous de l’existence également d’un plancher de verre pour les hommes. Qu’entendez-vous par là ?
Antoine de Gabrielli (ADG) : Par abus de langage, on dira que le plancher de verre concerne les hommes mais il concerne en réalité toute personne qui accède à un niveau conséquent de responsabilité. Ce sont aujourd’hui majoritairement des hommes, mais ce sont aussi des femmes. Et il faut réfléchir à ce plancher de verre pour casser son corolaire, le plafond de verre, qui lui limite l’accès des femmes aux hautes responsabilités professionnelles. Le plancher de verre s’interpose entre vie professionnelle et vie privée. Arrivé à un certain niveau de responsabilité, la disponibilité, la mobilité et la charge de travail sont telles que pour les assumer il faut soit être célibataire soit avoir à ses côtés quelqu’un qui assume principalement les charges familiales. Il faut mettre cette réalité en face d’un autre chiffre, qui situe bien la question au sein de celle de l’égalité hommes – femmes : 70% des responsabilités familiales sont aujourd’hui, en moyenne, assumées par les mères de famille. Elles sont de fait nettement désavantagées dans un tel écosystème professionnel et privé.
UCI : Selon vous, peut-on avoir de l’ambition et une vie de famille dans nos sociétés modernes ?
ADG : Il est aujourd’hui impossible d’avoir de l’ambition sans y sacrifier une part de ses relations avec son conjoint ou de ses responsabilités familiales. Lorsqu’on aspire à l’égalité professionnelle, on se heurte à ce problème très concret.
UCI : Certaines féministes rétorqueront que la question est pourtant réglée dans un sens égalitaire dès lors que les hommes sacrifient leurs ambitions au profit de leurs femmes comme hier les femmes
sacrifiaient les leurs à leur profit.
ADG : On ne répond pas à une injustice par une autre injustice. Et on passe à côté de la question. Renvoyer la responsabilité à des hommes suspectés de ne pas vouloir partager le pouvoir en s’appuyant sur des stéréotypes sexistes, c’est incriminer les individus alors que l’enjeu se situe non au niveau des personnes mais dans l’organisation même du travail. La liberté des individus est plus modeste qu’on ne le dit souvent. Le travail occupe une place centrale au sein de la société : réorganiser le travail, c’est réorganiser toute la société.
UCI : En se focalisant sur la dénonciation du système patriarcal, le féminisme se retrouverait donc hors sujet dans le domaine de l’égalité professionnelle ?
ADG : La société passe beaucoup trop de temps à s’interroger sur les racines culturelles des discriminations et sur le ressort des comportements individuels. Et pourtant, plutôt que de chercher à agir sur la vertu individuelle, ou de vouloir créer des hommes nouveaux, il est beaucoup plus productif de se concentrer sur l’organisation collective. Prenons l’exemple du congé de paternité. On vous expliquera que les hommes ne le prennent pas assez à cause de stéréotypes virilistes. En réalité, on constate que ce congé est pris à quasiment 100% dans les entreprises qui compensent la perte salariale. Le vrai enjeu, c’est donc l’argent. D’autant plus dans une période de vie, la naissance d’un enfant, qui génère des coûts importants. Avoir une famille, c’est coûteux. On voit d’ailleurs qu’en cherchant à faire des économies sur la politique familiale, François Hollande a provoqué une forte baisse de la natalité, passée de 2,03 enfants par femme en 2010 à 1,83 en 2020. Sous prétexte de recherche d’égalité il a d’abord cherché à faire des économies. La réforme du congé parental, diminué à six mois pour chacun des parents en lieu et place d’un an, en est un bon exemple : les pères n’ont pas pris ce congé, car cela aurait trop pénalisé économiquement la famille : dans les ¾ des cas, le revenu des pères est aujourd’hui supérieur à celui des mères.
UCI : Une politique nataliste serait donc une politique d’égalité hommes – femmes ?
ADG : Il existe un lien fort entre possibilité de travailler en ayant des enfants et natalité. Notre natalité a ainsi toujours été plus forte que nos voisins car les mères de famille avaient plus de facilité à travailler en France qu’ailleurs, notamment grâce à notre système de crèches ou d’écoles maternelles. La stigmatisation sociale porte d’ailleurs davantage en France sur les femmes au foyer que sur les mères de famille ayant un emploi, ce qui est l’inverse de la plupart des autres pays européens. En France aujourd’hui 14% des mères de famille sont au foyer, contre 48% des Italiennes… dont le taux de natalité est aujourd’hui de 1,28 contre 1,83 en France.
UCI : Pour avancer sur le chemin de l’égalité professionnelle, le cœur de la question, selon vous, est donc du côté de la coexistence entre vie privée et familiale et vie professionnelle ?
ADG : Oui certainement. Il faut bâtir une organisation du travail qui n’exige pas le sacrifice ou le partage trop inégalitaire de la vie familiale. Cela implique notamment de revoir à la baisse la charge de travail – et donc la rémunération -, le temps et les horaires de travail des cadres dirigeants, et là on rentre dans le dur : c’est mois facile de changer ça que de demander aux femmes d’avoir d’avantage confiance en elles. Le monde du travail doit s’adapter à des collaborateurs hommes ou femmes qui vivent en couple et qui, à côté de leur travail, assument leurs responsabilités familiales. Le cœur du problème de l’inégalité professionnelle entre hommes et femmes, ce sont aujourd’hui les mères de famille. Un cadre supérieur assume en moyenne 12 et jusqu’à 16 heures de travail par jour : ce n’est pas envisageable pour les deux parents en même temps et, en moyenne, ce sont les mères qui sont contraintes d’alléger leur temps de travail.
UCI : Quelles réponses concrètes peut-on apporter à ce problème ? Comment réconcilier charge de
travail et charge de famille ?
ADG : Il faut interroger le lien que nous faisons spontanément entre temps de travail, ou présence sur le lieu de travail, et engagement professionnel. C’est ce lien qui fait peser une inégalité sur les personnes en charge de la vie familiale, et donc aujourd’hui principalement sur les mères de famille. Statistiquement, à responsabilité égale, l’Insee indique qu’une mère de famille travaille 1h de moins par jour qu’un père de famille, tout en assumant la même charge de travail. Elles prennent moins de pauses ou de temps pour déjeuner et sont toute la journée au maximum de leur productivité. Mais cette intensité les dessert professionnellement car la qualité des relations personnelles nouées et entretenues au fil de l’eau dans le travail est essentielle. Dans une équipe, à compétences égales, vous allez avoir tendance à privilégier les personnes que vous connaissez bien.
UCI : Vous évoquez depuis très longtemps, depuis bien avant que la crise sanitaire n’en fasse un élément nouvellement structurant de la vie professionnelle de beaucoup de Français, les vertus du télé-travail : est-ce une réponse possible ?
ADG : Le télé-travail est un levier intéressant. Mais il faut dès lors que les entreprises repensent et réorganisent le temps social : le travail n’est pas simplement une production, c’est aussi un espace de relation.
UCI : Une étude de l’IFOP pour la Fondation Jean Jaurès, datée de septembre 2022, nous apprenait que 24% des Français considèrent leur travail comme étant un élément très important de leur existence. Ils étaient 60% en 1990.
ADG : Le rapport des Français au travail est un rapport particulier. En 1989, dans son livre La logique de l’honneur, Philippe d’Iribarne montre bien que, en France, le travail est un élément structurant de l’identité du travailleur : votre profession se confond en grande partie avec votre identité en vous assurant un statut social.
UCI : Comment expliquez-vous dès lors le désamour que nous constatons aujourd’hui ?
ADG : Le travail est aujourd’hui trop souvent un exercice dont l’utilité individuelle et collective est incertaine : un modèle d’affaire prédateur, des décisions prises dans d’autres pays, une liberté d’action encadrée de tous côtés, un pouvoir d’achat qui s’érode, la réussite professionnelle de l’un des conjoints qui s’oppose à celle de l’autre, une course permanente contre le temps : ce travail procure moins de statut social et de fierté personnelle. C’est le drame de la classe moyenne aujourd’hui.