“Je pense qu’il est aujourd’hui absolument essentiel de fédérer nos collaborateurs dans l’entreprise et aligner nos intérêts” Audrey Louail

Audrey Louail est élue en juin 2022, présidente de CroissancePlus. Premier réseau français des entrepreneurs de croissance créé en 1997, CroissancePlus se veut force de propositions et d’influence auprès des pouvoirs publics et leaders d’opinion dans les débats économiques actuels tels que la souveraineté, le partage de la valeur, et la réindustrialisation de la France.

Propos recueillis par Bartolomé Lenoir.

Une Certaine Idée : Quels sont aujourd’hui les enjeux prioritaires pour les entrepreneurs ?

Audrey Louail : Le premier point important reste l’emploi, on est toujours en pénurie de main d’œuvre. Chez CroissancePlus, environ 16% des effectifs ne sont pas pourvus aujourd’hui alors que nous avons pourtant une démarche volontariste de partage des fruits de la croissance. L’emploi est absolument essentiel, on ne peut pas se satisfaire d’un taux de chômage à 7%. On a besoin de travailler et il nous faut des mesures incitatives pour favoriser l’emploi dans les entreprises, ainsi qu’en faveur de la formation professionnelle.

Plus généralement, nous rencontrons des problématiques de compétitivité, notamment par rapport à nos homologues européens, la fiscalité y est pour beaucoup, et notamment les impôts de production.

Nous sommes aujourd’hui soumis à un double impératif : augmenter les rémunérations pour garder les meilleures compétences, investir pour innover, mais aussi pour réduire notre empreinte écologique. En outre, il nous faut aussi renforcer la souveraineté. Ce sont des missions qui sont difficiles dans un contexte de forte inflation. Ces transformations lourdes doivent être mises en œuvre, sans avoir un impôt de production trop significatif qui entraverait notre capacité d’investissement, de production et de recrutement.

Nous défendons aussi l’idée d’un index de proximité pour favoriser la commande dans les entreprises françaises, et qu’elle soit fléchée en priorité vers les petites et moyennes entreprises (PME) et les entreprises de taille intermédiaire (ETI) françaises. Sur le modèle de l’appel d’offre du canal Nord-Seine où les collectivités locales ont pu faire appel à des prestataires de proximité, nous souhaiterions  un indice de proximité de la commande publique envers nos PME et ETI pour favoriser une démarche d’achat plus responsable.

UCI : Concernant la fiscalité des entreprises, diriez-vous qu’aujourd’hui la priorité est la baisse des impôts de production ?

AL : Oui. Nous sommes le second pays d’Europe où les impôts de production sont le plus haut, 4 fois plus élevés qu’en Allemagne. Nous devons impérativement finaliser la baisse des impôts de production pour revenir dans une normale européenne, c’est la condition sine qua non. Nous saluons  les mesures fiscalement intéressantes qui ont été récemment prises en faveur de la compétitivité des entreprises, nous devons rester sur une politique de l’offre.

UCI : Si l’on compare les cotisations patronales françaises par rapport aux cotisations patronales allemandes, un gros écart persiste encore. Est-ce que la revalorisation du salaire passe aussi nécessairement par une diminution des cotisations ou est-ce aux entreprises de la prendre en charge ?

AL : Ce qui nous intéresse c’est prioritairement de favoriser le partage des fruits de la croissance. Bien évidemment, si vous me parlez baisse des charges patronales, je vous répondrai favorablement, mais nous choisissons néanmoins nos combats et nous préférerions plutôt travailler à la fois sur le taux de chômage et associer plus largement au capital les collaborateurs. Je pense qu’il est aujourd’hui absolument essentiel de fédérer nos collaborateurs dans l’entreprise et aligner nos intérêts.

UCI : Est-ce que l’État, par l’intermédiaire de réformes, peut jouer un rôle, ou est-ce à la seule initiative des entreprises ?

AL : Je crois que l’État a un rôle important à jouer, notamment en facilitant l’accès au capital pour nos collaborateurs. Aussi, nous souhaiterions que soit augmentée la part des actions gratuites attribuables aux collaborateurs de 10 à 30%.

UCI : Aujourd’hui, pour attribuer des actions gratuites ou attribuer des actions à ses salariés, une taxe doit donc être versée à l’État ?

AL : En fait, il y a deux freins sur les actions gratuites : d’une part, la part du capital attribuable, 10% c’est trop bas, notamment sur les entreprises dont les effectifs sont plus importants ; et le deuxième point majeur est la fiscalité pour les collaborateurs. Souvent, pour faciliter les mesures, on regroupe les collaborateurs au sein d’une « ManCo », une société de collaborateurs, et le problème réside dans le fait que lorsque les collaborateurs y amènent leurs parts, ils doivent payer une fiscalité représentant aux alentours de 20%.

Au moment où ils touchent ces actions gratuites, ils n’ont pas de liquidités pour payer cette fiscalité. Nous demandons ainsi un report de fiscalité à la sortie, lorsqu’ils touchent ces sommes-là, mesure essentielle pour favoriser l’association au capital des collaborateurs.

UCI : Dans l’historique de Croissance Plus, vous vous dites pleinement favorables à la croissance et donc pour libérer les énergies, soit une position clairement libérale. Est-ce qu’aujourd’hui, en matière d’appel d’offre dans le cadre des échanges internationaux, vous pensez qu’une forme d’ultralibéralisme est la solution ? Ou avez-vous évolué quant à votre doctrine ?

AL : Il est important de garder une compétitivité. La compétitivité est essentielle pour avoir un produit qui soit adapté à l’offre. Je ne la remets pas en cause. Mais compétitivité ne veut pas dire concurrence déloyale !

Or aujourd’hui, prenons mon exemple, celui du marché du numérique. Quand je vois que  70% des achats du digital sont réalisés via des entreprises américaines, ça me rend « dingue » : nous avons de très belles entreprises en France comme OVH par exemple. Pourquoi ne travaillerait-on pas prioritairement avec ces entreprises ?

Nous devrions avoir les mêmes règles du jeu à la base. Or les sociétés étrangères arrivent sur le marché français avec un avantage concurrentiel plus important lié à la fiscalité, aux aides de leur état d’origine ou aux achats de leurs services publics, outre bien d’autres problématiques.

UCI : Quid de l’Europe ?

AL : Nous aimerions qu’il puisse y avoir un « Small Business Act » européen mais pour l’instant cela n’avance pas beaucoup et il faudrait pourtant que nous y arrivions pour essayer de combattre l’IRA américain (« Inflation Reduction Act »).

UCI : Quels sont les enjeux aujourd’hui pour un entrepreneur ? À quoi doit-il faire face au quotidien ?

AL : Nous évoluons dans un monde qui est en perpétuelle mutation, en métamorphose complète : nous vivons un nombre de crises qui est incroyable et qui n’a jamais été vu auparavant : inflation, crise des matières premières, pénurie de main d’œuvre, crise énergique avec des factures qui sont pour nous entre 120 et 200% plus élevées que précédemment, et au même moment une colère sociale avec la réforme des retraites.

La difficulté pour nous entrepreneurs est de garder le cap et de maintenir une dynamique dans un monde qui est structurellement en métamorphose. Nous avons cette obligation de donner de la vision et de la sérénité à nos collaborateurs, c’est un peu la méthode coué in fine.

UCI : Comment se portent les entreprises aujourd’hui ?

AL : On est sur un bilan en demi-teinte. Depuis le début de l’année, au sein du réseau de Croissance Plus, on constate indéniablement une dynamique commerciale importante chez la plupart de nos adhérents. Pour l’instant, on ne voit pas de crise à ce niveau-là.

En revanche, on a quand même des signaux inquiétants : d’abord l’endettement des entreprises qui a énormément progressé, de 15%, un chiffre significatif. Au même moment, on voit moins de prêts puisqu’il y a moins de confiance de la part des banques.

On constate également plus de défaillances dans les grands groupes. Avant, il s’agissait plutôt des TPE ou des PME. Ce sont des indicateurs qui nous inquiètent, et notamment au niveau des industriels, fortement touchés par la crise énergétique.

UCI : Y-a-t-il un risque de perte de savoir-faire du fait des crises successives et de taux d’endettement exponentiels conduisant à des dépôts de bilan ?

AL : Tout à fait, et ça rejoint un autre sujet qui est absolument essentiel aujourd’hui : la transmission des entreprises.

UCI : Est-ce que vous faites face à des entreprises qui ne trouvent pas d’acquéreur du fait du départ en retraite des « baby-boomers » ? Comment voyez-vous les choses sur la transmission et le maintien des activités de ces entreprises ?

AL : Près de 20 % des dirigeants de PME françaises sont âgés de plus de 60 ans et plus de 60 % des dirigeants d’ETI ont au moins 55 ans ; la moitié des entreprises finiront par fermer faute de repreneur.

La transmission des entreprises à ses collaborateurs est une réponse à ce problème et nous avons beaucoup d’entrepreneurs qui ont souhaité le faire. Or le problème c’est qu’aujourd’hui la fiscalité est complètement prohibitive, donc c’est extrêmement pénalisant pour eux. Ainsi, dès que le projet de reprise est porté par un ou plusieurs salariés, ils sont soumis à une telle fiscalité qu’il devient absolument impossible de générer cette transmission.

Nous nous battons pour avoir une exonération totale ou partielle des droits de mutation, à l’image d’autres pays, pour les donations de parts d’entreprises aux bénéficiaires d’une personne ou d’un groupe de personnes qui s’engagent à pérenniser l’activité industrielle, commerciale, artisanale, etc.

UCI : Est-ce qu’il y a d’autres enjeux prioritaires que vous souhaiteriez soulever ?

AL : À mon avis, l’enjeu prioritaire reste la réindustrialisation du pays.

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