
Anaïs Voy-Gillis est docteure en géographie à l’Institut Français de Géopolitique, chercheure associée au CRESAT (Université de Haute-Alsace) et est diplômée de l’École Normale Supérieure. Ses travaux de recherche portent notamment sur l’industrie, les politiques industrielles, les relocalisations et les enjeux déterminants de réindustrialisation de la France. Elle est l’auteur de Vers la renaissance industrielle, ouvrage co-écrit avec Olivier Lluansi (éditions Marie B).
Propos recueillis par Bartolomé Lenoir.
Une Certaine Idée : Quelle est la situation de l’industrie en France aujourd’hui ?
Anaïs Voy-Gillis : L’industrie manufacturière en France correspond à 10,4 points de PIB contrairement à l’Allemagne qui est à 20,4 et l’Italie à 15,7 (données de l’OCDE). Il est également possible d’avoir une définition plus large de l’industrie en intégrant la collecte et le traitement de l’eau par exemple, auquel cas nous sommes en France à presque 14% de points de PIB, d’où des chiffres différents qui circulent, et l’Allemagne serait à 23,4% (données OCDE). Nous avons une balance commerciale extrêmement déficitaire. Elle s’explique souvent par le coût de l’énergie, mais en réalité, la France importe énormément de biens semi-finis ou finis.
UCI : Quelle est la tendance historique si nous remontons jusqu’à la France des Trente Glorieuses ?
AVG : Nous sommes dans une tendance de désindustrialisation : les premières fermetures d’usines et destructions d’emplois ayant commencé dans les années 1970, notamment avec le premier choc pétrolier. Le poids de l’industrie dans le PIB a ensuite été divisé par environ 2,5 par rapport aux années 1970.
Certes ce n’est pas le seul pays qui s’est désindustrialisé en Europe, même si nous avons aujourd’hui un poids de l’industrie dans le PIB faible par rapport à d’autres pays. Le poids de l’industrie dans le PIB de la France est proche de celui de la Grèce : un comble pour un pays ayant réalisé de grands programmes industriels comme la fusée Ariane par exemple.
UCI : Que s’est-il passé par rapport aux autres pays d’Europe comme l’Italie ou l’Allemagne notamment ?
AVG : Il n’est pas possible de dire qu’il y a un facteur l’emportant sur d’autres. Le cadre réglementaire et fiscal français est différent de ceux que nous pouvons retrouver ailleurs en Europe. Et il y a aussi eu à un moment donné le choix délibéré de ne plus du tout miser sur l’industrie : cela correspond au discours sur la société post-industrielle, sur le positionnement en amont et en aval des tâches de production dans la mesure où elles étaient considérées comme des tâches à faible valeur ajoutée.
Dès lors, nous avons accompagné socialement le déclin de l’industrie mais ce n’était pas un élément central des politiques. Le pari était plutôt d’investir sur l’innovation, de faire de la recherche et les autres pays ont fait ce que nous ne faisions plus. Nous avons omis l’importance d’avoir une proximité entre lieu d’innovation et lieu de production et l’ambition des pays producteurs de remonter les chaînes de valeur pour aller vers des biens à plus forte valeur ajoutée.
UCI : Une philosophie politique a-t-elle également accompagné la désindustrialisation ?
AVG : Il y a eu, d’après moi, une croyance ferme que ne plus miser sur l’industrie s’inscrivait dans le sens de l’histoire. L’Allemagne, elle, avait un enjeu de réunification et a placé l’industrie au cœur de son modèle de production. Elle a fait le choix de mettre l’industrie au centre de son projet de société.
La France a connu d’après certains une accélération des délocalisations dans les années 1990, une des causes de la désindustrialisation. Je pense que cela remonte en réalité à beaucoup plus loin : les premiers discours sur la société post-industrielle datent des années 1970 et ce concept a été théorisé par deux sociologues, Alain Touraine et Daniel Bell, à la fin des années 1950, avec l’idée que la production de biens serait moins productive et génératrice de richesses que celle de services. Dès lors, le développement d’une économie reposerait quasi essentiellement sur le développement de la connaissance et de l’information.
Dans cette nouvelle vision du monde, l’industrie n’avait peut-être pas sa place et cette théorie a été reprise dans des études, dans des politiques publiques, par des économistes, et même par des cabinets de conseil. Par exemple, au début des années 2000, des cabinets de conseil comme le Boston Consulting Group ont conseillé aux entreprises de délocaliser leurs activités en considérant que les entreprises qui ne le feraient pas seraient définitivement en perte de vitesse.
D’ailleurs, outre la réindustrialisation dont nous parlons tout le temps depuis mars 2020 et la crise sanitaire, avec la volonté de développer à nouveau de nouvelles industries dans un nouvel élan, nous ne pensons peut-être pas assez à soutenir ceux qui sont toujours restés sur le territoire.
UCI : Vous estimez, indépendamment de la réindustrialisation, que les industries qui continuent toujours de produire sur place sont encore en péril ?
AVG : Oui très clairement. Aujourd’hui, prenons l’exemple de la conversion du moteur thermique au moteur électrique : nous savons déjà qu’il va y avoir « de la casse » chez un certain nombre d’entreprises, comme les fonderies. Il y a d’ailleurs déjà eu plusieurs fermetures d’entreprises ces derniers mois. Les volumes vont baisser du fait qu’il y a moins de pièces dans un véhicule thermique que dans un véhicule électrique et cela va obliger les sous-traitants à trouver d’autres marchés.
Il y a l’augmentation des coûts de l’énergie et d’autres facteurs qui sont de nature à atteindre la structure de coût des entreprises françaises et européennes. Et en face, l’énergie est moins chère, la production est subventionnée et les contraintes normatives ne sont pas les mêmes, ou en tout cas, si des contraintes sont mises en place, les produits moins disant ne peuvent pas entrer sur le territoire.
UCI : Est-ce que la transition écologique va se traduire concrètement dans la transition industrielle et est-ce prévu par la France et/ou l’Europe ? Existe-t-il des difficultés face à cette transition ?
AVG : Des avancées existent mais le problème est qu’il y un manque de lien entre politique industrielle et politique environnementale. Il n’y a pas que l’unique sujet de la décarbonation, il y a aussi les sujets de la biodiversité, de l’eau, etc. qui pour certains commencent juste à apparaître dans le projet de loi industrie verte.
En outre, il y a le sujet des entreprises amenées à muter voire pour certaines à disparaître au regard de leurs activités parce qu’elles ne s’inscrivent pas dans les feuilles de route environnementales. Cela n’est pas du tout anticipé ni mis en avant dans les politiques publiques aujourd’hui. Du moins, on a le sentiment qu’il y a un manque de cohérence globale.
UCI : Sur l’industrie et les politiques publiques, s’inscrivent-elles encore dans des logiques nationales ou y-a-t-il aussi des politiques européennes comme pour l’agriculture ?
AVG : La politique industrielle est une compétence des États-membres, non de l’Union Européenne. En effet, l’UE a principalement des compétences pour fixer le cadre : politique de la concurrence, réglementation des aides d’État, etc. Néanmoins, dès à présent, et encore plus depuis quelques, l’Union Européenne est en train de revenir dans une logique de politiques industrielles, qui restent des politiques relevant de la compétences des États membres.
Les approches entre les États membres sont relativement différentes. La France privilégie les aides financières tandis que les Allemands s’inscrivent dans une tradition économiquement ordolibérale avec une intervention plus concentrée sur les périodes complexes ou de crise. Nous sommes donc très différents et l’Europe est plutôt tournée vers l’approche nordique du rôle de l’État. Depuis 2010, l’approche sur les politiques industrielles évolue, notamment avec les aides apportées aux États à travers les projets importants d’intérêt commun européens (les PIIEC).
L’Europe est en train de prendre à bras le corps certains sujets, avec le volet industriel du « Green Deal » ou ce qu’elle est en train de mettre en place sur les métiers critiques. L’UE agit et travaille aussi sur l’assouplissement des règles de l’État en matière de subventions, ce qui ne va pas forcément être une bonne nouvelle pour la France parce qu’au regard du niveau de dette de la France, la capacité de réagir, si l’on compare avec les Pays-Bas par exemple, sera très faible : il y a donc un risque de nouvelle distorsion de concurrence au sein de l’Europe. Cette évolution donne lieu à de nombreux débats au sein du Parlement européen.
Pour ailleurs, l’UE met en place le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, qu’on peut néanmoins critiquer dans sa conception actuelle car il ne concerne qu’une catégorie d’intrants et ne s’applique pas sur les produits semi-finis et finis. Elle a mis en place la réciprocité dans l’accès aux marchés publics internationaux, etc. mais tout prend beaucoup de temps.
Mais l’essentiel de la politique industrielle, c’est-à-dire les choix de privilégier certaines filières par rapport à d’autres, relèvent de la compétence étatique. Dès lors, même si l’échelon européen rentre aussi en compte, la logique nationale s’impose avec une concurrence entre les États sur beaucoup de points et finalement, la mutualisation de moyens industriels et de recherche n’est pas si importante que ça.
UCI : Comment percevez-vous l’inégalité en matière d’impôts de production entre la France et les autres pays et estimez-vous pertinent de réserver à la France une part des marchés publics à travers un « Small Business Act » à l’échelle européenne ?
AVG : Sur la commande publique, aujourd’hui tout le monde se fie à l’exemple américain. Le gouvernement souhaite avancer sur le sujet avec le “Triple E” proposé dans le cadre de la loi industrie verte. Il faudra voir comment il est réellement appliqué.
Aussi, s’il est assez pertinent de questionner l’efficacité de la fiscalité, il faut jouer le jeu et souhaiter une réorganisation de la fiscalité et des schémas d’aide conjointement. La France propose beaucoup d’aides aux entreprises, mais l’enjeu pour les industriels est la stabilité du cadre dans lequel ils évoluent. Il faut un cadre clair pour que les temps politique et administratif puissent s’aligner sur le temps industriel. Les industriels agissent sur le temps long : quand on prend un pari sur un pays, on n’a pas envie qu’on nous change le cadre normatif dans les trois ans, autrement la stratégie tombe à plat.
Il y a également un enjeu sur le prix de l’énergie bas carbone disponible et à prix contrôlé. Mais les États-Unis offrent à la fois une énergie pas chère, des aides à la relocalisation et conditionne l’obtention de certains crédits d’impôt à l’achat de produits fabriqués sur le sol américain. La France souhaite répondre à cette Inflation Reduction Act (IRA) avec France 2030 et d’autres États européens mettent également des fonds sur la table au profit de leur industrie. Ainsi, peut-être qu’à l’échelon européen nous arrivons à des échelles comparables à l’IRA, mais il s’agit d’efforts non coordonnés et nous n’avons pas de clause pour privilégier les industries européennes. L’autre chose est que nous avons de hauts standards sociaux et environnementaux à l’échelle européenne, et nous importons des produits qui ne sont pas soumis aux mêmes règles sur le sol européen, sans mécanisme de rééquilibrage. Or, on sait que les hauts standards ont un impact sur les prix et qu’il sera difficile d’être compétitif sans mesure ciblée sur ces sujets.
Néanmoins aujourd’hui, nous sommes moins naïfs que nous l’avons été même si la question de l’alignement des intérêts des États européens reste posée. La concurrence libre et non faussée à l’échelle mondiale n’existe plus.
UCI : Que devrions-nous faire pour réindustrialiser la France ? Quelles seraient vos priorités si vous étiez au pouvoir ?
AVG : J’essayerais de définir une vision claire, un cadre : quelle serait la France industrielle à l’horizon 2050 et qu’est-ce qu’il faut pour y arriver (au travers des politiques publiques) ? Je serais bien plus offensive sur la question énergétique, véritable levier de compétitivité, notamment pour les industries lourdes. Et je remettrais complètement à plat le cadre fiscal et celui des aides : quand nous regardons la fiscalité, nous devons regarder le régime d’aides en face parce que nous sommes actuellement dans une logique où l’on prend d’un côté et où l’on redonne de l’autre, or cela crée de l’insatisfaction. Le consentement à l’impôt n’a jamais été aussi faible en France. Il y a également de vraies réflexions sur l’attractivité des métiers de l’industrie, mais aussi des territoires dans lesquels sont de nombreuses entreprises industrielles.