
Une Certaine Idée vous propose régulièrement des recensions. Nous avons lu Albin Chalandon : le dernier baron du gaullisme, Éditions Perrin, 2023.
Albin Chalandon : une vie à la dimension d’un siècle.
Né en 1920, sous la présidence de Paul Deschanel, Albin Chalandon disparaît cent ans plus tard, en 2020, sous la présidence d’Emmanuel Macron : vie à la mesure du 20e siècle et, plus encore, vie à la taille de la Ve République dont il a été une figure marquante.
Dans son excellente biographie, parue chez Perrin (Albin Chalandon : le dernier baron du gaullisme), Pierre Manenti nous en brosse le portrait, armé de cette impressionnante maîtrise des méandres historiques du gaullisme dont il avait déjà fait preuve dans son Histoire du gaullisme social (Perrin, 2021).
Pour « le bel Albin », tout commence dans l’héroïsme de la Résistance et dans le maquis de Lorris, dans le Loiret. De ces années de poudre et de sang, il conservera l’expérience du commandement et quelques blessures secrètes. Sous la IVe République, de passage dans les cabinets ministériels, il se consacre aux questions aéronautiques avant de partir pour le vaste du monde de la banque d’affaires.
Il faut souligner d’emblée la maestria avec laquelle Pierre Manenti parvient à décrire, tout au long de la vie d’Albin Chalandon, les réseaux dans lesquels ce dernier s’inscrit, de l’aéronautique à la banque, en passant par les réseaux gaullistes ou résistants, ceux obtenus par son mariage avec la princesse Salomé Murat, ou ceux qu’il se forgera à la tête du pétrolier d’État. Une vraie prouesse historiographique tant ces réseaux sont riches et nombreux.
C’est là tout le sel de la vie d’Albin Chalandon que d’avoir été multiple. Assurément, à l’exception des années de Résistance, on ne trouve pas dans ce siècle de vie de grande épopée mais le parcours humain – profondément humain – d’un acteur de premier plan des années 1960, 1970 et 1980, qui sut tant de fois se réinventer : résistant, conseiller, banquier, trésorier puis secrétaire général du parti gaulliste, député, ministre, PDG du pétrolier d’État, figure de l’opposition à François Mitterrand, garde des Sceaux, capitaine d’industrie textile et, à ses heures perdues, poète.
Par sa liberté, et – il faut le dire – parfois non sans panache, comme lorsqu’il démissionne de l’Inspection générale des Finances en 1955 pour être pleinement libre de sa parole, la figure d’Albin Chalandon ne manque pas de susciter la sympathie.
Chaque moment de cette longue existence fait l’objet d’une analyse solide de la part de Pierre Manenti, qui parvient à se faufiler adroitement entre les revirements parfois opportunistes d’un homme politique qui passera du gaullisme de gauche au gaullisme libéral, adepte de la rigueur budgétaire, ou qui naviguera du gaullisme au chabanisme, puis au giscardisme, avant de finir sa carrière en Chiraquie, mélange de choix idéologiques et de fidélités.
Dans cette longue carrière, trois moments semblent particulièrement passionnants. Tout d’abord, au miroir de l’engagement d’Albin Chalandon au sein des instances de l’UNR, en 1958 – 1959, Pierre Manenti nous fait traverser des années bien orageuses pour le gaullisme naissant, et nous rappelle que la figure totémique du général de Gaulle, aujourd’hui auréolée d’une admiration quasi unanime, a longtemps généré des opinions conflictuelles. Il nous rappelle aussi toute la diversité et toute la complexité du gaullisme, cette idéologie trop souvent caricaturée en quelques dogmes bien réducteurs.
Quelques années plus tard, devenu ministre du Général puis de Georges Pompidou, chargé de l’Équipement et du Logement, de 1968 à 1972, on ne peut qu’admirer l’énergie prodigieuse avec laquelle Albin Chalandon s’investit dans ces deux grands combats : l’éloge de la maison individuelle, se refusant à enfermer l’horizon de trop de vies dans l’inhumanité du béton, et le déploiement extraordinaire du réseau autoroutier. Une passion du progrès qui n’est pas sans rappeler les années de cavalcade du règne de Napoléon III et pourrait inspirer à qui en aurait l’idée des parallèles entre gaullisme pompidolien et bonapartisme louis-napoléonien.
Après un retour à l’Assemblée, de 1972 à 1976, il est nommé par le président Giscard d’Estaing à la tête d’Elf Aquitaine, de 1977 à 1983. Revenu, à travers le RPR, dans la vie politique active, et oppositionnelle, il est nommé ministre de la Justice dans le second gouvernement Chirac, de 1986 à 1988. Des pages passionnantes tant elles font écho à bien des questions qui se posent encore à nous, 35 ans plus tard. Albin Chalandon y apparaît comme un homme déterminé, armé d’une politique de fermeté qu’il entend promouvoir, mais confronté à de très nombreuses résistances, qu’il s’agisse de celles de la magistrature ou de celles des alliés centristes du RPR.
On ne serait pas exhaustif en oubliant d’évoquer enfin les nombreuses affaires qui émailleront le parcours d’Albin Chalandon, diverses dans leurs gravités mais aussi dans leurs rapports directs au mis en cause, mais toujours présentes sur ce long chemin politique, en cela aussi particulièrement emblématique des trois premières décennies de la Ve République.
Sous la plume de Pierre Manenti, Albin Chalandon apparaît bien comme le dernier baron du gaullisme, pour reprendre le sous-titre de cette belle biographie, mais il ne serait pas injustifié de dire que ce personnage étonnant, aux vies plurielles, jusque dans sa vie privée, apparaît aussi comme un des derniers barons du 20e siècle tout entier.