
Jean-François Figeac est agrégé d’histoire. Il a consacré sa thèse à la question d’Orient dans l’opinion publique française entre 1789 et 1861. Spécialiste d’histoire moderne et contemporaine, et notamment des relations diplomatiques entretenues par la France et le monde oriental depuis le XVIIIème siècle, La France et l’Orient (Passés Composés) est son premier livre. Propos recueillis par Bartolomé Lenoir et Maxime Michelet.
Une Certaine Idée : Quel est le principal enseignement que vous tireriez de la réélection de
Recep Tayyip Erdoğan ?
Jean-François Figeac : Le principal enseignement, c’est que le pouvoir d’Erdoğan est assez solide : on a cru que son pouvoir allait vaciller, mais c’était une lecture vraiment vue d’Occident. Si on prend les résultats de la présidentielle, son challenger, Kılıçdaroğlu, a réussi à unifier une masse assez hétéroclite, du parti de la Félicité (extrême-droite) jusqu’à un ensemble de petits partis de gauche en faveur des droits des minorités, en passant par le parti kémaliste (le Parti républicain du peuple) qui représentait le pivot de cette coalition baroque. Cette dernière constituait un tour de force, mais si on reprend les résultats de la précédente présidentielle, Kılıçdaroğlu fait à peu près le même score que l’ensemble des oppositions en 2018 (environ 45%).
Quant à Erdoğan, il n’est pas élu au premier tour, certes, contrairement à 2018. Mais d’un point de vue arithmétique, il fait mieux en nombre de voix au premier tour qu’en 2018. Le président turc a l’avantage de la cohérence d’un point de vue de sa base électorale : il y a beaucoup plus d’homogénéité dans son électorat qui appartient à la Turquie traditionnelle du plateau anatolien. Son pouvoir est donc assez solide, d’autant plus que le suffrage universel ne manque pas de lui donner une légitimité certaine, ce dont il ne disposait pas quand il était Premier ministre.
“La Turquie est sur une démocratie dirigée, formatée, façonnée”
UCI : Ce scrutin était-il vraiment libre ? La Turquie est-elle une démocratie ?
JFF : Même s’il y a un suffrage universel, et avec des avancées par rapport aux périodes précédentes, on n’est pas du tout sur le même modèle que celui d’une démocratie libérale, du fait de la faiblesse des contre-pouvoirs. C’est particulièrement vrai concernant la presse. En Turquie, 90% des journaux sont pour Erdoğan. Au niveau de la télévision, Kiliçdaroglu a eu beaucoup de mal à faire campagne, et tout particulièrement dans les trois dernières semaines. Cela explique aussi le succès d’Erdoğan. On est sur une démocratie dirigée, formatée, façonnée. Avec, de surcroît, un expert en communication, Erdoğan, qui arrive toujours à trouver le bon moment pour caler le bon discours, même s’il a failli être pris de court avec la question du tremblement de terre avant les élections.
On trouve aussi des opposants menacés, voire emprisonnés. On pense notamment au maire d’Istanbul, İmamoğlu, peut-être le futur challenger d’Erdoğan, qui a été condamné fin 2022 pour trahison et pour insulte vis-à-vis de représentants l’État turc. On se trouve bien loin des canons de la démocratie libérale mais bien plus proche du modèle de la démocrature, pratiquée en Russie ou en Hongrie.
UCI : La victoire de Kılıçdaroğlu et de l’opposition kémaliste aurait-elle vraiment changé cet
aspect illibéral de la démocratie turque ? Le kémalisme n’est pas vraiment de tradition libérale.
JFF : On a souvent tendance, de nouveau selon une lecture très occidentale, à opposer Atatürk, le laïc et l’occidental, à Erdoğan, le turc, le pantouraniste, le religieux, l’islamiste. Ce sont en fait deux faces d’une même médaille. La Turquie n’a jamais vraiment été une démocratie au sens où on l’entend en Europe. Le kémalisme, tel qu’il a été pratiqué par Mustafa Kemal, et ensuite par ses successeurs, se traduit par une pratique politique autocratique qui refuse la séparation des pouvoirs.
Il faut avoir une lecture sur le temps long et cette question d’un régime libéral ou d’un régime autocrate se joue en fait au XIXème siècle. À partir de 1839, l’Empire ottoman initie une dynamique de réformes : les Tanzimat. Progressivement, d’aucuns vont demander à la fois une réforme de l’État et plus de libertés, ce qui va aboutir, en 1876, à la rédaction d’une Constitution, sur le modèle européen, et à l’instauration d’une monarchie parlementaire, rapidement liquidée par le nouveau sultan Abdülhamid II, absolutiste et totalement autocratique.
Au bout du compte, cette dynamique autocratique ne sera plus remise en cause, au-delà des ruptures politiques et institutionnelles, par les successeurs du sultan durant la République turque kémaliste. Certes, lorsque Mustafa Kemal arrive au pouvoir, en 1923, il est pétri d’idées occidentales et fasciné par les Lumières. Mais bien davantage par le despotisme éclairé que par Montesquieu ou Voltaire.
UCI : En somme, d’Abdülhamid II à Erdoğan, en passant par Atatürk, tous des sultans ?
JFF : Oui, le sultan est à la Turquie, ce que le tsar est à la Russie dans l’imaginaire politique. Ceci était d’ailleurs un point faible de Kılıçdaroğlu : fondamentalement la société turque aime les hommes forts et la verticalité du pouvoir. Je ne suis pas convaincu que se présenter « en Gandhi » était une idée très porteuse.
UCI : Vous parliez des continuités avec l’Empire ottoman : Abdülhamid II s’était aussi
démarqué par une politique panislamiste, souhaitant que la Turquie prenne la tête du monde
musulman. N’y-a-t-il pas, là encore, quelque chose de semblable chez Erdoğan, non
seulement sultan mais presque calife également ?
JFF : Erdoğan essaie clairement d’être le leader de l’islam sunnite. Et c’est pour cela qu’il a une relation ambivalente avec Atatürk : il retient de son héritage le fait qu’il est l’homme qui a restauré la Turquie moderne, tout en critiquant le fait qu’il est aboli le califat en 1924. L’ottomanisme et le panislamisme, dans la lignée d’Abdülhamid II, sont une constante de la politique d’Erdoğan depuis son arrivée au pouvoir. Il poursuit l’objectif de redonner sa fierté au peuple turc, notamment à travers une forme d’irrédentisme, qu’on peut voir d’ailleurs dans d’autres pays comme la Hongrie.
Le discours prononcé lors d’une cérémonie d’hommage à Atatürk, en 2016, est en cela emblématique. Erdoğan y affirmait que, de Skopje à Mossoul, c’est le même territoire que les Turcs ont dans le coeur. La diplomatie turque est d’ailleurs très présente dans les Balkans. Et, de manière générale, dans tout l’ancien espace ottoman, comme en Libye par exemple : le rôle qu’a joué Erdoğan contre le maréchal Haftar est ici tout à fait éclairant.
“Si Erdoğan avait été battu, il y aurait eu pour l’Occident, à mon avis, une certaine continuité dans la politique turque, et notamment dans les relations diplomatiques”
UCI : Comme expliquez-vous que l’Europe a pu penser qu’Erdoğan allait perdre le pouvoir ? Quels sont les facteurs d’incompréhension ?
JFF : C’était déjà une espérance pour l’Europe. Alors même que la discontinuité, en cas d’alternance, n’aurait pas été particulièrement radicale. On dit ainsi de Kılıçdaroğlu qu’il s’agit d’un laïc. C’est vrai qu’il a un rapport plus distancié à l’emprise de la religion qu’Erdoğan. Mais, dans le même temps, il ne remet pas en question, au niveau éducatif par exemple, le primat de la religion, et il est beaucoup moins laïc que la précédente génération des kémalistes, notamment concernant le droit des femmes et la visibilité des femmes dans l’espace public.
Par rapport à la question kurde, il est relativement flou également : il louvoie. Tantôt il dit qu’il faut rompre avec la politique d’Erdoğan, mais ne le fait pas complètement. Concernant la question du génocide arménien, là encore, il n’évoque pas du tout la question. Si Erdoğan avait été battu, il y aurait eu pour l’Occident, à mon avis, une certaine continuité dans la politique turque, et notamment dans les relations diplomatiques. La Turquie a un certain nombre d’intérêts communs qui sont, en ce moment en tout cas, assez immuables, par rapport à la Russie notamment. Ces intérêts n’auraient pas été remis en cause en cas de défaite d’Erdoğan.
On a essayé de théâtraliser un petit peu ce match et cette rupture qui, du point de vue des libertés et des institutions turques, aurait été en effet réelle, mais qui aurait eu une portée limitée sur le plan international.
UCI : Que nous dit de l’avenir de l’Arménie cette victoire d’Erdoğan ?
JFF : Cette nouvelle n’est évidemment pas positive pour l’Arménie. La première puissance qui protège les Arméniens, c’est la Russie. Et, le problème c’est que la Russie est aussi alliée avec l’Azerbaïdjan. Tout en sachant qu’il ne faut pas froisser les Turcs. Et que, dans le contexte actuel, l’attention de la Russie est portée sur d’autres fronts …
Face à cette situation dangereuse pour l’avenir de l’Arménie, il faudrait que les puissances occidentales, et notamment la France, aient un discours beaucoup plus clair. Nous sommes actuellement dans un discours de retrait affirmant que la question arménienne est une question régionale. Et on arrive à une situation ubuesque où, finalement, le premier défenseur des Arméniens c’est l’Iran, une théocratie islamique. C’est quand même assez paradoxal. Il faut clairement revenir dans le jeu, sinon le risque c’est que – compte tenu de sa puissance militaire, extrêmement limitée par rapport à l’Azerbaïdjan – ce ne soit la fin de l’Arménie. Et, dans ce cadre, la France devrait jouer un rôle majeur du fait de sa tradition d’amitié avec le peuple arménien.
UCI : En parlant de l’histoire des relations entre les nations, quelle est celle des relations entre
la France et la Turquie ?
JFF : Les liens de la France avec la Turquie moderne sont extrêmement forts. Atatürk était pétri de culture française et, de surcroît, considéré dans l’Entre-deux-guerres comme une sorte de modèle. Il y a, dans cette période, tout un discours pro-kémaliste qui se développe en France, tout particulièrement dans le cadre d’une crise de la démocratie représentative. À la mort d’Atatürk, le 10 novembre 1938, vous allez avoir des papiers hagiographiques aussi bien dans L’Humanité que dans des journaux d’extrême-droite ! Il passe alors pour l’archétype de l’homme de fer. Pour certains journaux d’extrême droite qui en font l’éloge, il apparaît même comme un précurseur du fascisme. Si cette vision est bien évidemment erronée, il est certain que Mustafa Kemal a voulu forger un homme nouveau en Turquie à partir de 1923. Cet homme nouveau parlait un nouvel alphabet et s’habillait différemment. Il correspondait à l’image que le nouveau maître de la Turquie se faisait de la modernité, c’est-à-dire celle d’un homme occidental.
Après 1945, les rapports franco-turcs sont, dans l’ensemble, plutôt bons, même s’il y a clairement une diminution progressive des relations. Mais ce n’est pas là une dynamique propre à la seule Turquie, cela concerne les pays du Proche et du Moyen-Orient de manière générale. On y voit notamment une baisse de de la francophonie très claire. Cependant, les relations franco-turques demeurent amicales. On peut penser au discours du Général de Gaulle, en turc, en 1967, ou à l’inauguration de l’université de Galatasaray, sous François Mitterrand, en 1988. Plus récemment, un président comme Jacques Chirac entretenu de bonnes relations, cependant le refus de Nicolas Sarkozy de voir la Turquie rentrer dans l’Union européenne marqua clairement un coup d’arrêt.
Toutefois, cette perte d’influence est aussi liée à des facteurs internes à la société turque. Je pense notamment au facteur religieux qui joue une place importante. Historiquement, le français était considéré comme la langue de la modernisation et de la laïcité. À partir du moment où il y a un retour de l’identité religieuse islamique, qui ne date pas en fait d’Erdoğan mais s’enclenche dès les années 1950, le français va progressivement décliner.