
Une certaine Idée a rencontré un professeur d’histoire-géographie en collège de la banlieue parisienne. Celui-ci a accepté de nous parler sous pseudo et raconte la réalité de son quotidien. Homophobie, communautarisme, intimidation, emplois du temps adaptés pour le ramadan…
Propos recueillis par Bartolomé Lenoir.
Une Certaine Idée : Pourriez-vous nous retracer votre parcours ?
Philippe B. (nous avons changé le nom pour garder l’anonymat) : Après une classe préparatoire littéraire, j’ai intégré l’École normale supérieure. Et, comme beaucoup de normaliens, car l’ENS offre finalement peu de débouchés, j’ai rejoint l’enseignement. De 2018 à 2022, j’ai enseigné l’Histoire-Géographie dans un collègue de la banlieue parisienne, dans un quartier défavorisé.
UCI : Trajectoire classique pour un jeune professeur ?
PB : Exactement. Les jeunes enseignants n’ont pas suffisamment de points pour accéder à Paris, aux établissements des centres-villes, et moins encore pour accéder aux académies les plus prisées. Les néo-titulaires finissent donc toujours, quasiment, dans les académies de Versailles ou de Créteil.
UCI : Après quatre ans d’enseignement, vous avez donc quitté le secondaire pour rejoindre l’enseignement supérieur, et l’université. Pourquoi avez-vous demandé à quitter le collège ?
PB : J’ai arrêté car j’étais en désaccord avec la politique générale de l’Éducation nationale. En désaccord notamment avec la notation par compétence. L’évaluation des élèves ne se fait plus sur la simple maîtrise des disciplines enseignées (lettres, philosophie, histoire, musique, etc.), mais sur des compétences acquises, pensées comme des compétences supposément transversales à toutes les disciplines.
On ne se retrouve donc pas vraiment à être un enseignant de Lettres ou de Géographie, mais le membre d’une équipe enseignante qui doit collectivement faire valider des compétences. Des compétences qui masquent de grandes carences de fond.
UCI : Est-il difficile d’enseigner en 2023 dans un territoire comme celui où vous avez enseigné ?
PB : Oui. Tout d’abord, l’ambiance y est très difficile, très dure. Et, globalement, malgré toute leur bonne volonté, les enseignants accomplissement leur travail à reculons. Beaucoup d’entre eux cherchent à faire autre chose ou à partir. Cela joue naturellement sur la motivation.
D’autant plus qu’on rappellera que le traitement des enseignants est 40% inférieur aux normes de l’OCDE.
Mais ce n’est pourtant pas une dimension essentielle, et ce n’est pas la principale revendication des enseignants. Les conditions d’enseignement sont bien davantage un enjeu pour le corps professoral que la question des salaires.
UCI : Quels sont les principaux facteurs de dégradation de ces conditions d’enseignement ?
PB : Un point très important à soulever, c’est celui des relations avec les parents. Ce sont des relations aujourd’hui extrêmement difficiles. L’Éducation nationale a invité les familles, plus que jamais, à s’ingérer dans la vie des écoles : les parents sont devenus des co-éducateurs, à égalité d’autorité avec les enseignants.
Cette rivalité d’autorité entre un enseignant et des familles, pas du tout au fait de la réalité du niveau de leurs enfants, et de la faisabilité de leurs ambitions, se finit systématiquement au détriment des enseignants.
Les parents ont toujours le dernier mot, et les professeurs doivent systématiquement battre en retraite devant des revendications aberrantes. Il est tout de même saisissant de voir des familles contester des décisions de redoublements prononcées par l’ensemble des enseignants, et ce en conseil de classe, sous l’autorité du chef d’établissement.
UCI : Et ces contestations obtiennent systématiquement gain de cause ?
PB : Dans les contestations de redoublement, les parents ont très souvent gain de cause.
UCI : Pourquoi l’Éducation nationale accède-t-elle à tous les caprices des familles ? Y-a-t-il une peur de l’escalade et de la violence ?
PB : Malheureusement, nous avons en effet tous en tête des faits divers tragiques. Et je ne veux d’ailleurs pas jeter la pierre aux chefs d’établissement qui se retrouvent souvent absolument seuls face à des parents, nombreux, organisés, parfois appuyés sur des structures communautaires. Et, puisque le ministère leur demande, au nom du principe de subsidiarité, d’adapter l’offre éducative aux territoires, le chef d’établissement est seul sur ce territoire. Et, dans cette situation, il cède.
UCI : Auriez-vous des exemples saillants de ces renoncements ?
PB : J’ai vu des emplois du temps Ramadan. Les emplois du temps étaient remaniés à l’occasion du Ramadan. Les surveillants venaient en classe pour demander qui souhaitait un « EDT Ramadan », et ces élèves obtenaient alors des aménagements.
Qu’on autorise l’absence des élèves pour certaines fêtes religieuses, de toutes religions, cela peut s’entendre. Mais ce n’est pas car on a des enfants absents pour l’Aïd, ou pour les grandes fêtes d’autres religions, qu’il faut aller jusqu’à remanier les emplois du temps sur une période aussi longue que le Ramadan.
UCI : Abordiez-vous ces questions avec vos élèves ?
PB : Non, jamais sur les questions d’organisation de l’établissement. Il y a, dans l’Éducation nationale, comme dans toute fonction publique, un principe de loyauté : on ne se permet pas de remettre en cause, devant les usagers, ici les élèves, les décisions prises par notre hiérarchie.
Mais en tant qu’enseignant d’Histoire-Géographie, j’ai été amené à enseigner l’Éducation Morale et Civique, et à aborder les questions de laïcité.
UCI : Comment vos élèves recevaient cet enseignement ?
PB : C’est très mal compris par certains élèves. La laïcité est vue par eux comme un principe hypocrite qui a pour principale fonction de discriminer les musulmans. Et cela entraîne une très forte défiance à l’égard de l’institution scolaire.
Les garçons sont notamment les plus véhéments contre l’école. Du côté des jeunes femmes, même si je vous parle ici en termes généraux, on va trouver un peu plus de respect pour l’institution scolaire, car elle est tout de même perçue comme le moyen de s’émanciper, de construire une carrière.
Mais, pour autant, l’école n’est pas valorisée comme un lieu d’émancipation de la religion. Et là, sur le fait religieux, les jeunes femmes sont au contraire très mobilisées. Notamment car, en ce qui concerne la religion musulmane, cette question se focalise tout particulièrement sur le vêtement, et sur le voile, ou sur l’abaya aujourd’hui.
Les jeunes filles sont vent debout contre ce qu’elles estiment être une interprétation islamophobe de la laïcité.
UCI : Quels autres problèmes avez-vous pu rencontrer ?
PB : Il y a un très gros sujet sur l’homophobie. L’homophobie y est généralisée. Tout comme la misogynie, avec des refus d’accorder la parole aux filles. Mais j’ai eu aussi des propos homophobes très violets. Ainsi que des remarques nettement antisémites.
J’ai d’ailleurs eu un grave incident avec un élève de 3e à ce sujet. Puisqu’il plaisantait devant les charniers des camps de concentration et les chambres à gaz, je l’ai exclu. Il a refusé de sortir, s’est approché de moi pour m’intimider, à hurler. Et la scène est ensuite sortie sur les réseaux sociaux.
J’ai porté plainte contre cet élève et contre celui qui avait diffusé la vidéo. Mais l’élève n’est même pas passé en conseil de discipline. Il n’a été renvoyé que quelques jours. Alors qu’il avait tout de même menacé son enseignant et ironisé sur la Shoah.
UCI : Est-ce que vous avez vécu des violences physiques ?
PB : Pas moi. Des parents s’étaient montrés très vindicatifs envers moi, et j’avais déposé une main courante. Mais je n’ai jamais été victime de violences physiques.
UCI : Comment le professorat vit-il la dégradation si dramatique de ces conditions d’enseignement ?
PB : Ils font leur travail de leur mieux. Mais c’est un monde avec un très fort non-dit. Et il y a un vrai refus, de la part de nombreux collègues, de nommer clairement les problèmes qu’ils vivent pourtant quotidiennement.
Je me permets une anecdote. Après l’assassinat de Samuel Paty, la communauté enseignante avait été reçue par le chef d’établissement. Et une des premières collègues à réagir a pris la parole pour dire qu’elle avait une pensée émue pour les élèves musulmans qui allaient souffrir de cette actualité. Sa première réaction, c’était encore de parler d’islamophobie, alors que c’est l’accusation d’islamophobie qui a tué Samuel Paty.
C’est une réaction au mieux très maladroite, mais c’est aussi une grave cécité, et peut-être un certain manque de courage.