
Périco Légasse est un journaliste et chroniqueur gastronomique. Critique gastronomique défenseur des filières alimentaires durables et locales, spécialisé dans les questions de consommation, il s’oppose à une certaine industrie agro-alimentaire qu’il accuse de dénaturer les produits agricoles et de léser les petits producteurs.
Propos recueillis par Bartolomé Lenoir.
Une Certaine Idée : Concernant l’art de vivre à table, relève-t-on des bouleversements profonds ? Le diner en famille autour de la table est-il courant ou tend-t-il à s’estomper, notamment chez les jeunes ?
Périco Légasse : D’après les études sociologiques sur le comportement alimentaire des Français, le repas en famille est en recul très net, c’est indéniablement une réalité sociale. Les modes alimentaires, l’organisation de la vie quotidienne et du travail ont évolué. Le repas familial, collectif, autour de la table, celui du déjeuner, a quasiment disparu. Pour le soir, les chiffres varient selon les territoires, selon les contextes sociaux. Il y a des gens qui s’y remettent, qui avaient abandonné le repas familial et se retrouvent autour de la table dans la mesure où on fait un peu plus la cuisine qu’auparavant. Si on fait la cuisine, c’est donc pour que l’on mange ensemble autour d’une table, dîner ensemble. Néanmoins, vous avez souvent dans une famille un ou deux éléments qui eux, restent de leur côté et mangent à un horaire différent ou devant leur écran.
Le repas dépend surtout de l’équilibre alimentaire : s’agit-il d’un repas avec des plats préparés à la maison ou sont-ce des plats réchauffés au micro-ondes qu’on a juste à déballer ? La diversité des modes alimentaires et la diversité des activités sociales font que le repas familial est aujourd’hui beaucoup plus décousu, et est beaucoup moins une évidence qu’auparavant.
Dans toute l’Europe en général, c’est la même chose : en Espagne, en Italie, en Allemagne, etc. Nos modes de vie, nos rythmes de travail et la diversité de nos activités font que le repas collectif est en perte de vitesse.
UCI : L’émergence des plats individuels pourrait-elle avoir favorisé cet individualisme du repas ?
PL : Les plats individuels n’existent pas en tant que tels, vous avez la possibilité dans l’agro-industrie d’acheter de quoi dîner seul. Mais le repas collectif se fait avec un plat collectif. Néanmoins, avec l’émergence de la congélation et du micro-ondes (qui permet en quelques minutes voire en quelques secondes de décongeler un produit), il a été plus facile de manger séparément, chacun pour soi. C’est la raison pour laquelle on fait un plat pour plusieurs personnes lors d’un repas familial qui, lorsqu’il a lieu, est en général la résultante d’un acte culinaire : il a pris le temps d’être préparé. En outre, le repas familial du soir varie en fonction de la catégorie sociale, des traditions culinaires régionales et des coutumes locales.
Pour autant, on peut aussi faire un repas collectif totalement industriel, avec de la nourriture transformée.
UCI : Sur les catégories sociales, justement, les classes populaires sont-elles davantage impactées par ces mutations du comportement alimentaire ?
PL : Non, vous avez dans toutes les catégories sociales des différences. En réalité, c’est l’éducation qui compte énormément. Quand il y a juste un plat commun pour tout le monde, c’est de la cuisine faite collectivement et à ce moment-là même, les catégories les moins aisées se rassemblent autour de la table pour manger le plat qui a été préparé par un membre de la famille.
UCI : Est-ce que les jeunes générations savent encore réaliser des plats typiquement français (blanquette de veau, bœuf bourguignon, etc.) ?
PL : Vous avez un palmarès qui sort tous les six mois quant aux plats préférés des Français.
Et il n’y a pas besoin de savoir les faire dans la mesure où tout est sur internet. Bien sûr, il y a la possibilité d’avoir appris la recette dans un contexte familial, si ça n’est pas le cas il suffit d’aller sur Internet où l’on trouve des centaines et des centaines de recettes.
Aussi, vous avez des catégories sociales où chaque week-end, on fait la cuisine à la maison. Faut-il encore que l’on soit dans un univers familial ou cette tradition a été transmise pour qu’on sache ce que cela signifie. Vous avez encore en France, dans certaines régions, chez certaines générations et dans certains milieux sociaux, des gens qui continuent à faire des plats traditionnels. C’est l’esprit du plat mijoté et préparé à la maison où l’on a découpé soi-même les légumes et où on a fait cuire la viande sur un temps long. Oui, ça existe encore, même avec une très large évolution.
Je suis optimiste dans la mesure où je sais que cela se fait encore. Pour autant, je voudrais savoir, sur les 70 Millions de français, combien le font. Donc en réalité je suis bien moins optimiste. Il y a des gens qui vont faire la cuisine une fois par mois, d’autres qui vont vous la faire une fois par semaine, d’autres qui vont vous la faire quatre fois par an : c’est très difficilement quantifiable. Ce qui est sûr, c’est qu’on industrialise l’alimentation, de la même manière qu’on industrialise l’agriculture. Dès lors aujourd’hui, nos mœurs de consommation s’adaptent aux rythmes industriels. Tout est fait pour qu’on consacre le moins de temps à l’acte alimentaire, de façon à faire autre chose et surtout que le marché puisse nous faire dépenser. Il faut qu’on ait du temps pour regarder la télévision et recevoir quelque part des consignes commerciales qu’on appelle la publicité pour qu’on continue à consommer : le système s’auto-entretient, donc faire trop longtemps la cuisine et rester trop longtemps à table, du point de vue économique, ça n’est pas bon pour le système.
UCI : Est-ce que la dépendance de notre société aux produits transformés et à l’agro-industrie est-elle une fatalité ?
PL : Il y a des gens qui ont conscience qu’il faut s’y remettre [à la cuisine]. D’abord, il y a un problème nutritionnel et beaucoup de gens ont compris que la malbouffe, c’était le cumul de produits transformés que nous consommons beaucoup trop systématiquement ; au départ, c’était de temps en temps, c’était presque un amusement, une distraction. La répétition systématique de production de produits industriels transformés conduit à la malbouffe et conduit au drames sanitaires et sociaux que nous connaissons.
L’idéal c’est d’acheter des produits frais dans un commerce ou une grande surface, des légumes, de la viande et du poisson, le préparer à la maison simplement et sans « se ruiner ». Alors il y a ceux qui peuvent le faire, il y a quatorze repas dans la semaine : il y a ceux qui peuvent le faire dix fois dans la semaine, d’autres cinq, d’autres juste deux ou trois fois. L’essentiel est qu’il y a une véritable prise de conscience. Pour autant, aujourd’hui la masse des consommateurs français est totalement soumise à un système industriel banalisé avec des produits transformés.
UCI : Comment sort-on de ce système, et notamment pour les gens n’ayant pas beaucoup d’argent ?
PL : On en sort quand on fait le bilan des dégâts culturels et sociaux. Aujourd’hui, on est en train de de le réaliser et d’en prendre conscience, de quantifier, et les politiques publiques sont en train de se saisir de cet enjeu qui autrefois était un peu anecdotique. On sait très bien que la façon dont nous nous alimentons conditionne l’avenir de du pays et de la santé des habitants comme de la planète.
La plus grande pollution aujourd’hui, c’est une pollution d’origine alimentaire par le type d’agriculture que l’on déploie pour produire très vite et pour pas cher. On pourrait comprendre qu’il faille nourrir l’humanité sans trop dépenser avec des produits qui doivent rapidement pousser. Or, on n’a pas le temps de les laisser pousser à bas prix pour nourrir l’entièreté de l’Humanité.
De cette équation économique résulte un fléau environnemental, social et sanitaire. Les politiques publiques à l’échelle mondiale, comme aux États-Unis, sont à repenser totalement. Pour ce qui est de l’Union européenne, parce que nous avons des valeurs sociales et des traditions qui sont anciennes, encore ancrées, nous sommes en train de réagir et chaque jour, des gens reviennent à la raison et des gouvernements font des programmes alimentaires ambitieux dans la restauration scolaire, les hôpitaux, les EHPAD, etc. On est en train d’introduire une éthique alimentaire qui nous rapproche d’un produit de proximité, si possible de saison, et qui a été élaboré sans qu’il y ait trop de dégâts environnementaux.
C’est une priorité politique parce que c’est soit ça, soit nous mourrons. C’est d’ailleurs tout aussi grave que la question climatique et ces deux sujets sont liés : nous devons faire attention à la façon dont nous nous nourrissons sur cette planète en ne consommant pas davantage que ce que la ressource nous fournit pour vivre, en faisant attention à la préserver, la transmettre et la rendre acceptable et durable. Et si on ne fait pas attention assez vite, nous irons inévitablement vers un chaos dont certains phénomènes se produisent déjà. Les cas les plus tragiques en pathologie Covid-19 (avec des décès prématurés) sont les personnes en situation d’obésité. D’où la nécessité de prendre le sujet à bras le corps.
Du contenu de notre assiette, dépend l’avenir de la société et l’avenir de la planète. Aux plus hauts sommets de l’État, je ne vais pas dire que c’est une priorité, mais c’est à minima une préoccupation réelle.
UCI : Recommanderiez-vous d’arrêter de manger de la viande tous les jours ?
PL : Nous mangeons trop de viande par rapport à nos besoins énergétiques. Et j’ajoute surtout trop de mauvaise viande. Je ne préconise rien, je me réfère simplement aux gens qui se sont penchés sur la question (spécialistes ou scientifiques) : il faut nécessairement maintenir une consommation de viande parce que l’être humain a besoin de protéines carnées, même si aujourd’hui nous savons qu’il existe dans la nature des protéines pouvant remplacer les protéines carnées/animales.
Il y a aussi la question des mœurs alimentaires, de l’art de vivre et de la culture alimentaire. Je pense qu’on peut réduire très facilement de 60 % notre consommation de viande de façon à éliminer les viandes industrielles de pays où l’élevage et mené de façon intensive et sans aucun respect des normes environnementales de base, où les animaux sont nourris avec du tourteau de soja OGM. Je pense aux feed-lots américains, des parcs d’engraissement avec de l’élevage intensif, pour une viande absolument infâme et consommée dans des conditions abominables, surtout aux États-Unis. Outre le fait que la viande est cuite de façon excessive, produisant des toxines carboniques.
Il est donc préférable de revenir à nos valeurs françaises : on va se contenter de viande qui provient de l’élevage de vaches, de moutons et de volailles, nourris dans la nature, nourris à l’herbe ou à la céréale ; une production respectueuse de l’environnement et de l’animal, certes
un peu plus chère, mais en réduisant de 60 % notre consommation, nous allons engendrer 60 % d’économies financières et, avec ce surplus de moyens consécutifs à la réduction de la quantité, pouvoir s’offrir la qualité, donc je ne dépense pas un centime d’euros. De plus, j’ai mangé la juste quantité de viande dont j’ai besoin et cette viande française d’animaux nourris à l’herbe ou aux grains a été élevée correctement, c’est une production durable qui a respecté l’environnement et qui a permis à l’éleveur de vivre de son travail.
UCI : Quel est le rôle des distributeurs dans cette logique que vous décrivez ?
PL : La distribution est la vitrine du système. On s’est rendu compte qu’on allait dans le mur parce que, pour que ce système de distribution s’en sorte, il doit surproduire pour surconsommer, soit dans un enchaînement tragique faisant produire toujours plus pour faire baisser les prix. Nous aurons toujours besoin des grands distributeurs et de l’industrie agro-alimentaire, nous ne pourrons pas nous en passer du fait de l’augmentation exponentielle de la population mondiale. Le mode de production doit néanmoins se réinventer complètement.
Cette montée en gamme va s’en ressentir dans le prix, un peu plus élevé, mais comme la consommation va légèrement diminuer en parallèle, que ce soit pour des légumes, de la viande, pour du poisson, pour du lait, du fromage.
UCI : Cela ne risque-t-il pas d’impacter défavorablement les classes défavorisées ?
Ces gens-là ont encore besoin d’une attention pour qu’on leur explique que même avec 900 ou 800 € par mois, on peut continuer à donner à sa famille une alimentation acceptable. Il faut prendre le temps d’aller acheter le produit, de le travailler à la maison.
Le manque de temps conduit à l’achat de produits industriels ou à décongeler au micro-ondes : ça coûte très cher et en plus c’est du poison. Cette catégorie défavorisée de la population a besoin d’un accompagnement pédagogique et culturel pour lui faire comprendre que la malbouffe n’est pas une fatalité.
UCI : Êtes-vous partisan d’un protectionnisme total, d’une souveraineté alimentaire renforcée ?
PL : Petit à petit, on est en train de transformer les consignes gouvernementales : nous sommes désormais clairement dans une logique protectionniste, alors qu’on aurait utilisé ce mot là il y a cinq ans, en 2017, on aurait été mal vu. Dans la bouche de nos dirigeants, on entend les mots de souveraineté, de protection, de relocalisation, etc. Que n’ont-ils pas dit quand d’autres, tel que Philippe Séguin, mettait en garde, avant Maastricht, contre le risque d’arriver au monde dans lequel nous sommes. Il avait pourtant tout annoncé. Il avait raison dans son discours à l’Assemblée en 1992.
La mondialisation n’a pas que des mauvais côtés. Mais nous avons compris aujourd’hui que, vue les enjeux environnementaux planétaires, il vaut mieux relocaliser les productions agricoles avec des produits de saison, qu’on n’ait pas besoin d’intrants et de produits chimiques ou autres technologies pour faire pousser. Nous allons nous contenter de ce que la planète nous donne naturellement, et si possible pas trop loin pour ne pas avoir recours à des avions, des bateaux et des camions qui polluent beaucoup.
Nourrissons-nous d’abord et avant tout chez nous, dans les frontières de l’Union Européenne, restaurons l’idée de préférence communautaire. Je préfère consommer un produit local issu de l’agriculture raisonnée que de soi-disant produits bios importés de l’autre bout du monde. Un paysan heureux qui m’a permis de faire une cuisine pas chère en rassemblant des gens que j’aime autour de la table pour passer un bon moment de convivialité et de partage, ça s’appelle la France !