
Cet été, Une Certaine Idée vous propose une série consacrée à notre histoire en brossant le portrait de réformateurs oubliés.
Nous poursuivons cette série avec Philippe d’Orléans, régent du royaume de France de la mort de Louis XIV à sa propre mort (1715-1723), avec un entretien que nous a accordé Alexandre Dupilet, agrégé et docteur en histoire, spécialiste de cette période communément appelée “la Régence”. Il est l’auteur de nombreux ouvrages sur le sujet.
Propos recueillis par Maxime Michelet.
Maxime Michelet : Qui est Philippe d’Orléans et comment devient-il régent du royaume de France à la mort de Louis XIV ?
Alexandre Dupilet : Philippe d’Orléans est le fils de Philippe d’Orléans, dit Monsieur, le frère de Louis XIV, et de Madame, plus connue sous le nom de princesse Palatine. Il est donc le neveu de Louis XIV, et, la descendance de Louis XIV étant très fournie, il n’a aucune chance de devenir roi de France.
S’il devient régent, en 1715, à quarante-deux ans, c’est tout simplement parce que cette descendance s’est presque entièrement éteinte. Tout d’abord, Louis XIV a perdu son fils unique, le Grand Dauphin, en 1711 puis son petit-fils aîné, le duc de Bourgogne, en 1712. Louis XV est l’unique arrière-petit-fils survivant de Louis XIV. Mais pour que Philippe d’Orléans devienne régent, il faut encore que le dernier oncle – en France – de Louis XV, le duc de Berry, disparaisse en 1714.
Il faut tout simplement garder à l’esprit que Louis XV, du haut de ses cinq ans, en 1715, est le dernier survivant de la descendance de Louis XIV. Sa mère étant également décédée, c’est donc mécaniquement le cousin germain de son grand-père qui devient régent.
MM : En tant que régent, Philippe d’Orléans exerce-t-il les pouvoirs d’un roi de France ?
AD : Il a l’essentiel du pouvoir mais avec quelques limites. Il est coutumier en temps de régence de nommer un conseil de régence, ce qui fait que le pouvoir est collégial. Au sein de ce conseil, le régent mène le jeu mais les membres du conseil ont été nommés par le testament de Louis XIV et leur avis ne saurait être négligé. La deuxième limite c’est que, même s’il a les pouvoirs d’un roi, il n’en a pas l’autorité, n’étant pas sacré notamment. C’est pourquoi les temps de régence sont souvent des temps de contestations, l’autorité du pouvoir étant plus fragile.
MM : Philippe d’Orléans profite-t-il de cette régence, qui dure jusqu’en 1723, pour réorganiser les institutions de la monarchie française ? Est-il un continuateur de l’absolutisme louis-quatorzien ou un réformateur des institutions royales ?
AD : Le Régent est d’abord un réformateur politique malgré lui. Il estime que la monarchie doit être absolue : il n’y a là aucune ambiguïté. Mais lorsqu’il devient régent, il comprend qu’il n’a pas l’autorité d’un roi de France et doit gouverner par consensus.
Pendant quelques temps, il ne peut pas exercer de pouvoir absolu. Il est donc obligé de rénover les institutions et c’est pourquoi il met notamment en place la polysynodie. Il s’agit de l’installation de ministères collégiaux, là où Louis XIV s’appuyait sur ses secrétaires d’État. Désormais, le Régent les remplace par des conseils de sept personnes environ, soit une soixantaine de personnes au total, afin d’associer au pouvoir le plus de courtisans possibles et éviter les contestations.
Si la polysynodie donne l’impression d’une régence libérale et collégiale, cela n’est effectivement vrai qu’au début de la période : trois ans plus tard, lorsque Philippe d’Orléans voit que son pouvoir est bien installé, il revient au système royal traditionnel, avec des ministres, et concentre tous les pouvoirs. La régence libérale est, en somme, une manœuvre de Philippe d’Orléans pour consolider son pouvoir.
MM : Lorsque Louis XV devient majeur, le Régent lui lègue donc des institutions louis-quatorziennes intactes ?
AD : Toute l’ambition du Régent est de laisser à Louis XV un pouvoir politique aussi fort que celui légué par Louis XIV. On peut même dire qu’il renforce le pouvoir royal puisque, sous sa régence, il n’y a pas de révolte, comme lors des précédentes régences.
MM : Au-delà de l’absolutisme, Louis XIV lègue certes à son arrière-petit-fils le premier royaume d’Europe mais aussi un royaume épuisé, notamment d’un point de vue financier, à la suite des nombreuses guerres du Roi-Soleil. Face à cette situation financière, aux dettes léguées par Louis XIV, que fait le Régent ?
AD : Dans un premier temps, il emploie des méthodes classiques de restriction des dépenses. On peut même parler de rigueur. Il va aussi traduire devant une chambre de justice, ce que Louis XIV avait déjà fait en son temps, des financiers (ceux qui prêtaient de l’argent à la monarchie), et parvenir à effacer une petite partie des dettes.
Mais la grande innovation de la Régence, c’est le système de Law (à prononcer comme les contemporains du Régent : système de « Lass »), du nom de l’aventurier et financier écossais qui devient ministre des Finances durant la Régence.
Si Philippe d’Orléans, sur le plan politique, est un homme de tradition, il est très favorable aux réformes et aux innovations dans tous les autres domaines, et notamment sur le plan financier.
Le système de Law – en deux mots – est une tentative de mise en place du papier monnaie afin de faciliter le commerce. Par la suite, ce papier monnaie, que l’on a également utilisé pour racheter la dette, sert également à acheter des actions de la Compagnie des Indes. Le système s’effondre en 1719. Une partie de la dette s’efface alors et n’est pas remboursée.
L’aspect négatif est cependant que la France en devient très rétive au papier-monnaie.
MM : Sur le plan budgétaire et financier, la Régence est donc plutôt une période positive ?
AD : Oui, c’est très clair. Philippe d’Orléans laisse – malgré ces réticences vis-à-vis du papier monnaie – le royaume dans une bien meilleure situation que celle dans laquelle il l’avait trouvé. Le commerce est notamment relancé grâce à une incroyable période de paix due à la diplomatie du Régent. Louis XIV avait légué une situation catastrophique, conséquence de quasiment vingt-cinq années de guerre ininterrompues : le Régent parvient quant à lui à éviter toute guerre avec les puissances étrangères.
MM : Diplomatiquement, le Régent se pose donc en rupture avec la diplomatie du Roi Soleil ?
AD : C’est la rupture la plus importante, qu’on doit en grande partie à son éminence grise, l’abbé Dubois, qui fut son précepteur, son conseiller, son ministre des Affaires étrangères, et même Principal ministre à la fin de la Régence. Dubois conseille à Philippe d’Orléans, très sceptique tout d’abord, la mise en place d’une alliance avec l’ennemi héréditaire : l’Angleterre. C’est une vraie révolution copernicienne de la diplomatie française.
Dès 1717, est signée une triple alliance entre la France, l’Angleterre et les Provinces-Unies, garantie d’une paix durable. Le système diplomatique du Régent consiste à rechercher l’adhésion des autres grandes puissances européennes à cette alliance, afin d’assurer la paix en Europe : en 1718, le Saint-Empire rejoint l’alliance, avant que l’Espagne – un peu malgré elle – ne la rejoigne aussi en 1719.
MM : Toute cette capacité d’innovation et de rupture qu’on retrouve chez le Régent, tant sur le plan institutionnel, que financier ou diplomatique, s’explique-t-elle par des éléments liés à la personnalité ou à la formation de Philippe d’Orléans ?
AD : La personnalité du Régent tranche en effet avec la cour de l’époque. Il s’agit d’un esprit libre, voire un brin provocateur, ce qui avait pu provoquer des tensions avec Louis XIV, notamment sur la question de la religion : le Régent est certes croyant mais pas un pratiquant assidu.
C’est surtout un homme extrêmement curieux et un prince artiste très raffiné. Ce n’est pas seulement un amateur : Philippe d’Orléans est un grand musicien, qui compose des opéras. L’un d’entre eux a été joué à Versailles début juillet 2023. Il peignait également avec une grande maîtrise. Et c’était aussi un grand scientifique, très intéressé par la chimie.
S’il est très traditionnel politiquement, il ne l’est pas sur les autres plans, et sa personnalité tranche avec les autres princes de la cour. On peut dire que cela fait de lui un prince des Lumières avant les Lumières. Si cela ne transparaît pas sur le plan politique, cela est assez net quant à sa personnalité : c’est aussi cela qui fait de lui un prince de transition, entre le siècle de Louis XIV et le siècle des Lumières.
MM : Est-ce qu’au regard de ces différentes politiques, diriez-vous que c’est grâce au Régent que la France, devenue première puissance d’Europe sous Louis XIV, a pu se maintenir à ce rang au XVIIIe siècle ?
AD : Je pense que le Régent a joué un rôle déterminant en lançant le règne de Louis XV sur d’excellents rails. Le royaume de France a su, grâce à lui, maintenir sa position en Europe, et la puissance française n’a absolument pas été remise en cause, ce qui n’était pas gagné au début de la période. Il a été un politique d’une grande habileté qui a permis à la France de rester dans sa position de première puissance européenne.
MM : La mémoire nationale, si elle a un peu oublié le Régent, se souvient souvent de la Régence sous l’angle d’une période de décadence, notamment avec le film Que la fête commence de Tavernier : qu’en est-il en réalité ?
AD : Il est vrai que, quand la Régence commence, il s’agit d’une vraie respiration. On sort d’un règne interminable de 72 ans, le plus long de l’histoire de France, et même le plus long tout court, avec un roi vieilli, certes un grand roi, mais un monarque âgé et usé. La Régence apporte donc une respiration, y compris parce que Philippe d’Orléans transporte la capitale du royaume à Paris : c’est le retour des spectacles, des bals, de la comédie italienne. C’est une vraie période de fête dans la haute société. On pourrait dire aussi de libertinage mais c’était déjà finalement le cas dans la jeunesse de Louis XIV.
Le Régent a aussi cette image-là, qui est un reflet exact de sa personnalité, parce qu’il estime, comme il n’est pas roi, qu’il a droit à une vie privée : il est régent jusqu’au soir, et ensuite il faut le laisser tranquille. Sa vie cachée a donc pu alimenter beaucoup de fantasmes : que se passait-il donc au Palais-Royal lorsque le Régent renvoyait ses valets et invitait ses amis ? Cela a donné naissance à toute une littérature de rumeurs et de fantasmes.
MM : En conclusion, selon vous, si la mémoire nationale devait retenir une chose, utile à la France aujourd’hui, de la vie et de l’œuvre de Philippe d’Orléans, de quoi s’agirait-il ?
AD : Dans des temps extrêmement compliqués pour le pouvoir politique, où le pouvoir royal courait tous les risques d’être affaibli, le Régent a su maintenir l’autorité et une forme de fermeté, y compris à travers ses réformes. Cela n’était pas du tout gagné au début de la Régence mais Philippe d’Orléans a su transmettre un pouvoir politique intact. Finalement, alors que l’autorité de l’État avait toutes les chances d’être amoindrie, le Régent l’a renforcée au cours des huit années durant lesquelles il dirigea la France.