
Thérèse Hargot est sexologue et philosophe. Elle revient sur la pensée actuelle de la sexualité, une sexualité utilitariste et reposant sur la jouissance à tout prix, la pulsion sexuelle et la consommation sans limite. Son prochain ouvrage, Tout le monde en regarde ou presque : comment le porno détruit l’amour ?, paraitra le 3 janvier 2024 aux Éditions Albin Michel.
Propos recueillis par Alexis Weber.
Une Certaine Idée : Constatez-vous une « hypersexualisation » de la société, marquée par un visionnage de plus en plus massif et précoce de contenus pornographiques, et ce notamment chez les plus jeunes ?
Thérèse Hargot : Bien évidemment. Et on dit chez les plus jeunes, on peut parler plus largement des enfants : il faut comprendre que ce phénomène d’hypersexualisation se passe dès l’école, et pas seulement chez les collégiens ou les lycéens.
UCI : A-t-on des statistiques pour ces jeunes enfants ?
TH : On dit qu’un enfant sur deux en-dessous de 12 ans a déjà vu des images à caractère pornographique. 2 enfants sur 3 en dessous de 15 ans en ont déjà vu et la moitié des garçons de 12-13 ans regarde du porno une à plusieurs fois par mois. À chaque fois qu’on fait des nouvelles enquêtes, les chiffres augmentent. Donc je vous donne les chiffres aujourd’hui mais nous pourrions en reparler d’ici trois mois. À chaque nouvelle enquête, ce sera pire, et cette situation est exponentielle et très évolutive.
UCI : Vous êtes également philosophe. Est-ce que la perte du sacré, du religieux et la chute du nombre de pratiquants dans la société française (d’après L’Archipel français de Jérôme Fourquet) et dans les sociétés occidentales en général, expliquent tout ou partie ce phénomène ?
TH : Pour faire un lien avec la question de la foi ou de la religion, les enfants ne grandissent plus avec les repères religieux de bien et de mal. Quand vous lisez le catéchisme de l’Église catholique, il est écrit noir sur blanc que la consommation de pornographie est empêchée : ça n’est pas bon pour l’Homme. Cela signifie que quelqu’un ayant reçu un enseignement, une éducation émanant d’une religion sait que la consommation de contenus pornographiques et l’exposition aux images n’est pas bonne pour lui et va l’éloigner de ses valeurs profondes, de l’amour, l’amour de soi et l’amour de l’autre.
Mais statistiquement parlant, ces gens-là sont extrêmement peu nombreux et même parmi les croyants, très peu ont reçu ce message parce que très peu on ont eu une éducation avec des valeurs et des principes moraux fondée sur des repères.
“C’est extrêmement rassurant et libérateur d’avoir des repères et des limites.”
Les jeunes que je rencontre, et ce même dans les établissements privés catholiques, bien souvent c’est la première fois de leur vie que quelqu’un leur dit que consommer de la pornographie, c’est mauvais pour eux. Ils n’ont jamais entendu ce discours-là, puisque le discours ambiant de notre société moderne, c’est de dire qu’il est interdit d’interdire, qu’il n’y a pas de bien ou de mal. On a banalisé complètement la consommation de pornographie et donc finalement on n’a plus aucun repère.
Il est vrai que ça peut paraître étonnant voire choquant de revenir avec un discours moral dans une société où la question de la moralité a été complètement évacuée, mais cela est très bien perçu par les jeunes dans la mesure où c’est extrêmement rassurant et libérateur d’avoir des repères et des limites.
UCI : Le sujet de la sexualité est-il moins tabou dans les familles ? Que pensez-vous des cours d’éducation à la sexualité que souhaiterait Instaurer le gouvernement ?
TH : Le sujet de la sexualité est moins tabou au sein des familles et c’est plutôt une bonne nouvelle. Je constate que de plus en plus de parents osent parler de ce sujet à leurs enfants ; les choses changent dans le bon sens.
Que le gouvernement se donne les moyens d’agir en faveur de l’éducation affective et sexuelle (et pas seulement à caractère informatif), c’est une très bonne nouvelle. Tout dépend en revanche de la qualité des intervenants et d’un éventuel biais idéologique que ces derniers pourraient avoir.
“Le sujet de la sexualité est moins tabou au sein des familles et c’est plutôt une bonne nouvelle.”
Ce que je suggère aux parents, puisqu’il y a différentes formes d’enseignement, c’est de choisir où mettre leurs enfants en fonction des valeurs qu’ils veulent leur transmettre. Par exemple, un établissement privé catholique transmettra les valeurs de cette religion ; un établissement public enseignera d’autres valeurs, plus progressistes, parfois même marquées par le wokisme directement importé des campus américains.
Dès lors, il y a un choix à faire en tant que citoyen : qui voulons nous mettre au gouvernement, qui représente le mieux nos valeurs. L’éducation affective et sexuelle repose sur les valeurs transmises. Il y a un combat idéologique. Donc en fonction de qui est au gouvernement, on a des intervenants qui correspondent à la ligne politique et idéologique du gouvernement qu’on a élu : il y a une responsabilité en tant qu’électeur.
UCI : Y-a-t-il une norme nouvelle dans la société, société auparavant traditionnelle fondée sur le mariage et sur le devoir de procréer ? Y-a-t-il aujourd’hui une inversion des normes et donc par conséquent une inversion des valeurs ?
TH : Il y a effectivement une inversion des normes : au devoir de procréer s’est substitué le devoir de jouissance et je l’explique dans mon livre Une jeunesse sexuellement libérée ou presque, sorti en 2016. Aujourd’hui, un autre phénomène apparait : après avoir été dans une forme d’hypersexualisation de la société, de plus en plus de personnes, dont des jeunes, veulent sortir de la sexualité et sont dans le rejet du sexe en général, dans une logique d’asexualité : ils ne veulent plus être dans ces rapports sexués parce que ça les dégoûte, “trop c’est trop”.
Dans un autre livre paru en 2020, Qu’est-ce qui pourrait sauver l’amour ?, j’explique ce que ça serait de faire l’amour en 2030 : on voit qu’il y a une disparition des relations sexuelles au sein des couples et que les gens font de moins en moins l’amour. En effet, cette hypersexualisation contribue à faire perdre notre rapport au sexe et à « désexualiser » la société. Cela pourrait paraitre paradoxal mais c’est bien ce qui se passe : il n’y a plus cette dimension naturelle et instinctive dans le sexe.
Pour faire le lien avec le porno dont on parlait, ce sont des représentations extrêmement violentes de la sexualité. Il y a des jeunes qui sont exposés et qui ne souhaitent pas vivre ça et donc on peut avoir des comportements en résultant comme des jeunes filles par exemple qui par peur vont se vêtir d’une certaine manière afin d’éviter ces représentations et l’image dégradante de la femme véhiculée par la pornographie.
UCI : Quel est aujourd’hui le rapport qu’entretiennent les Français et plus largement les Occidentaux à la sexualité ?
TH : Les Français aujourd’hui, et les Occidentaux en général, ont un rapport de consommateurs avec la sexualité. Le sexe est devenu un produit comme un autre. Et finalement, ce qui est extrêmement problématique, c’est que la personne en est réduite à l’état d’objet, utilisée pour jouir ou faire jouir et n’est plus vue dans cette dimension de la personne humaine avec à la fois son corps mais aussi son monde émotionnel et son intelligence.
Là est tout le paradoxe : on est dans une société qui est dans un rapport d’hyperconsommation au sexe et en même temps on va nous dire de faire attention au consentement. On est donc dans des injonctions complètement paradoxales et contradictoires.
Les jeunes que je rencontre sont perdus quant à la question du consentement. Ils sont biberonnés au sexe marchand, consommateur, pulsionnel, du « quand je veux », et ils sont esclaves de leurs pulsions. On les rend esclaves de leurs pulsions et en même temps on leur dit attention au consentement, sauf que cela ne fonctionne pas. On le voit avec les chiffres des violences sexuelles et des violences faites aux femmes qui explosent.
“Les jeunes que je rencontre sont perdus quant à la question du consentement.”
UCI : Y-a-t-il des conséquences de la libération sexuelle après Mai 68 ? Sommes-nous allé trop loin dans cette hypersexualisation de la société ?
TH : Le projet de la libération sexuelle n’a pas du tout abouti. La libération sexuelle des années 1970 a conduit à une libération de la pulsion sexuelle, pas à une libération de la sexualité humaine et donc finalement, les hommes et les femmes d’aujourd’hui sont esclaves de leurs pulsions purement marchandes.
On n’a jamais vu autant de personnes esclaves et enfermées dans des schémas préconçus de ce qu’est la sexualité. En réalité, la (vraie) libération sexuelle n’a pas du tout eu lieu, celle où on se sent libre d’être femme, d’être soi pour entrer en relation avec les autres.
Avec Mai 68, l’emblème de cette libération est la contraception hormonale. Derrière cela, il y avait une promesse : un enfant quand je veux, comme je veux, avec qui je veux. En fait, la contraception permet de ne pas avoir d’enfant quand il n’est pas souhaité, et ça ne marche pas forcément à tous les coups. Je ne remets pas en cause la contraception, mais on a remarqué qu’il y a eu une transformation du corps des femmes de l’intérieur et ce dernier est juste devenu un objet de plaisir et disponible à la pulsion sexuelle masculine.
La dimension sacrée, la dimension de la vie, est complètement évacuée et finalement il y a dans l’inconscient collectif l’idée selon laquelle le corps des femmes est disponible sans cette dimension de responsabilité par rapport à cette capacité à donner la vie. Cela va complètement modifier et biaiser les relations et les rapports sociaux.
Il y a un désir qui est tout à fait honorable mais la pornographie ne relève en rien de la libération sexuelle : les gens sont addicts et dépendants. Ce sont des illusions de liberté conduisant à des formes d’esclavagisme.
UCI : Cette pulsion sexuelle explique-t-elle entre autres les violences à caractère sexuel ou même sexiste dont on parle très régulièrement dans les médias ?
TH : Il y a de quoi s’inquiéter pour notre époque et pour la nouvelle génération. On est en train de produire des générations de violeurs potentiels à laisser les enfants face à ces images sans aucune éducation, sans aucune prévention. Tout le travail de l’éducation à la sexualité, c’est d’apprendre à éduquer et à maitriser cette pulsion sexuelle. Ce qu’on doit leur apprendre, c’est de dire qu’on ne peut pas tout avoir tout de suite, quand on veut, qu’il y a un temps pour tout. Or actuellement, nombre d’enfants et de jeunes adolescents ne sait pas se contrôler et est dans cette pulsion sexuelle qui est violente par définition, ce qui est très inquiétant.
“Il y a de quoi s’inquiéter pour notre époque et pour la nouvelle génération.”
UCI : Le sexe est-il aujourd’hui complètement décorrélé de l’amour simple, des sentiments et des passions ?
TH : Il y a encore évidemment la possibilité d’associer les deux, mais il y a effectivement une croyance collective qu’il est possible de dissocier les deux et on le constate avec les applications de rencontres qui ont fleuri ces dernières années, applications facilitant, comme on dit vulgairement, les plans cul, ou la rencontre sexuelle entre deux personnes qui ont des besoins, envies sexuelles au même moment, au même endroit. C’est une consommation du sexe qui est devenue très accessible grâce aux moyens de communication modernes. Dès lors, ces applications-là ont forcément beaucoup modifié nos rapports à la sexualité.
UCI : Vous aviez participé à une conférence pour Le Figaro avec Eugénie Bastié en 2020 au sujet de la masculinité : est-ce que il y a une crise de la masculinité et du fait de la domination notamment des idées néo-féministes dans le débat public ?
TH : Il y a une crise de la masculinité qui se manifeste de différentes façons : à la fois par les violences faites aux femmes, et aussi d’autres hommes se sentant complètement bloqués dans leur virilité, dans leur masculinité (perte du dialogue, des relations sociales, humaines et interpersonnelles) parce qu’ils ont toujours peur de mal faire. L’influence du mouvement Me Too (Balance Ton Porc en France) est non négligeable en la matière.
Cette génération de jeunes adolescents et de jeunes adultes ne va plus passer par des jeux de galanterie, de séduction, faisant pourtant tout le charme de la vie, mais vont passer par les applications de rencontre dans la mesure où ils s’y sentent plus en sécurité. La rencontre interpersonnelle a ici totalement disparu.
En outre, ce n’est pas facile d’être un garçon aujourd’hui et de grandir dans notre société. Et donc leur faire aimer la virilité, la masculinité, être heureux d’être homme, ça n’est pas évident. Ceci est à mettre en corrélation avec tout ce que peuvent dire certaines néo-féministes dans le débat public, comme le fait que les hommes sont tous potentiellement des abuseurs et des violeurs sexuels.