Une Certaine Idée propose régulièrement à ses lecteurs de découvrir un intellectuel en retraçant les principaux éléments de sa vie et en décryptant son œuvre. Temps de lecture : 7 minutes.
Alexis-Henri-Charles Clérel, Vicomte de Tocqueville, naît à Paris le 29 juillet 1805. Issu d’une famille aristocrate normande, il est éduqué par un précepteur dans un milieu où la nostalgie de l’Ancien Régime est forte. Ses valeurs aristocrates ont par la suite évoluées grâce à ses lectures des philosophes des Lumières. À 22 ans, il s’installe à Paris pour suivre des études de droit. En 1826, il débute sa carrière de magistrat, à Versailles. En 1830, et à rebours de sa famille, il prête serment au nouveau régime. Mais son opinion est partagée entre le courant légitimisme et le courant orléaniste, plus libéral. Ses doutes l’amènent à prendre du recul sur la situation politique française et à quitter la France pour l’Amérique en compagnie de Gustave de Beaumont, un ami rencontré lors d’un voyage de fin d’étude en Italie. Sous couvert d’une mission officielle visant à étudier le système pénitentiaire américain, ils se font accueillir par la société mondaine d’Amérique du Nord dans laquelle ils réalisent leur enquête. Ils sont alors frappé par le sens civique et patriotique des américains. Pendant deux ans, ils voyagent du Nord au Sud des États-Unis (avec un passage au Québec), avant de rentrer en France en 1832 où Alexis de Tocqueville commencer la rédaction de “De la démocratie en Amérique”. Après un premier volume publié en 1835 et un second en 1840, il se lance dans la politique et devient député de la Manche en 1839, avant d’occuper des fonctions ministérielles sous la IIe République. Engagé dans la défense de la liberté, il se bat notamment sur la question de l’abolition de l’esclavage dans les colonies. En 1841, il devient membre de l’Académie française. En 1851, le coup d’État de Louis Napoléon l’oblige à quitter la scène politique. Atteint de tuberculose, il s’éteint le 16 avril 1859 à Cannes.
Son analyse de la démocratie, de la tendance à l’égalisation des conditions, des phénomènes révolutionnaires, aux mécanismes de la société civile n’ont jamais été d’autant d’actualité. Nous traiterons ici qu’un aspect de sa pensée : son analyse de la démocratie contenue dans La Démocratie en Amérique.
Focus sur une œuvre : De la démocratie en Amérique.
La tendance à l’égalisation des conditions de la démocratie
La problématique de l’œuvre est de savoir comment le peuple peut se protéger de lui-même.
En effet, la définition classique de la démocratie est de conférer le pouvoir au peuple. Le principe démocratique veut que les hommes soient égaux mais le risque de l’égalité poussée à son paroxysme est la perte de liberté. En effet, le gouvernement, afin de rendre les individus égaux entre eux, s’arroge peu à peu tous les pouvoirs. Dès lors l’individu perd sa liberté au nom d’un pouvoir unique. Il devient servile.
Pour Tocqueville la démocratie ne se définit pas seulement comme un régime dans lequel le pouvoir est au peuple, mais la démocratie est aussi un état social. C’est-à-dire une organisation sociale particulière qui se structure autour de deux piliers : l’égalité et la liberté. Si la liberté s’entend essentiellement dans le sens politique, c’est-à-dire le plaisir de pouvoir agir, parler, penser sans contrainte, l’égalité a un double sens. Il y a d’abord l’égalité civile, soit devant la loi, puis l’égalité des conditions, soit le fait qu’il n’y ait pas de différence héréditaire des conditions.
Mais pour Tocqueville, cette égalité mène à deux tendances : la servitude et l’indépendance.
À propos de l’indépendance, il explique que l’égalité amène à ce que chaque individu ait de moins en moins besoin de l’autre. Ceci mène vers une indépendance face au pouvoir politique puisque les individus ne supportent pas qu’il existe un pouvoir supérieur à eux. De fait, ils deviennent indociles. Et ce comportement mène à un danger : l’anarchie. À contrario, Tocqueville explique que leur volonté d’indépendance peut aussi les pousser à mettre en place des institutions libres, des organisations indépendantes du gouvernement
À propos de la servitude, elle correspond pour Tocqueville au fait que le pouvoir ait une emprise totale sur chaque individu. La servitude est induite par la définition même de la démocratie dans l’esprit de ceux-ci. En effet, lorsque les citoyens pensent la démocratie, ils pensent à l’égalité. Pour que cette égalité se retrouve dans les faits, il faut un pouvoir unique avec une législation uniforme. Or, cela implique de centraliser le pouvoir, ce qui marque une vraie rupture avec le régime aristocratique dans lequel on retrouvait le pouvoir central du roi et les pouvoirs secondaires des nobles.
Les dangers de l’égalité démocratique : l’abandon de nos libertés au profit d’un despotisme doux
Dans le régime démocratique, comme le pouvoir est centralisé, les citoyens se prennent d’amour pour la tranquillité. L’individu se suffit à lui-même. En conséquence, il n’a plus le temps, ni l’envie de se consacrer aux affaires publiques. Il se concentre exclusivement sur sa sphère privée. Un phénomène qui mène chaque homme à être indépendant mais faible car dépossédé de la chose publique et prompt à se soumettre à un despotisme doux/
Pour Tocqueville, la bonne manière d’aimer l’égalité devrait être l’excitation de chaque individu à vouloir devenir plus fort. Or ici, l’amour de l’égalité rend les hommes jaloux. Leur haine des privilèges les pousse à réclamer du pouvoir toujours plus d’uniformisation.
En prenant la main sur les affaires publiques, l’État met la main sur le pouvoir exécutif, législatif, judiciaire. Le peuple n’étant plus qu’une foule d’homme égaux s’occupant de leur propres affaires, ils en deviennent incapables de se gérer seuls par manque d’éducation. L’égalité prend le pas sur la liberté. Le pouvoir central qui se dresse au-dessus d’eux vient répondre à leurs faiblesses, à savoir leur désir d’être conduits. Il parvient alors à s’immiscer dans leur sphère privée. Chose qui était impossible en aristocratie, lorsque les pouvoirs étaient délégués à des gens indépendants. C’est ainsi que Tocqueville théorise le “despotisme démocratique”. Ce despotisme, contrairement à la définition classique, n’est pas la concertation des pouvoirs dans les mains d’un seul homme (le despote), mais au sein d’une entité : le pouvoir central. C’est un despotisme doux car il ne tourmente pas les hommes mais les affaiblit en les uniformisant. Étant indolore et invisible, il est encore plus dangereux que le despotisme classique.
La vitalité de la société civile comme remède aux maux des démocraties
Pour pallier à cette sombre analyse de la démocratie, Tocqueville finira par exposer les remèdes. Le principal est l’association politique. Différente de l’association civile, l’association politique a toujours rapport à une cause publique. Il s’agit de regrouper les hommes faibles dans une entité forte qui pourra être indépendante du pouvoir central et agit comme un contre-pouvoir au gouvernement. Le rassemblement d’individus se fait autour d’intérêts publics communs. Quand le despotisme démocratique mène à la tyrannie de la majorité, les associations y font rempart car elles empêchent la stigmatisation et le rejet des opinions considérées comme déviantes. De fait, l’esprit critique survit car le penseur qui sort du cercle de l’opinion majoritaire ne s’expose plus à la censure ou à l’isolement.
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